Extrait de Flobert, Pierre,

« Inscriptions archaïques »,

in : Latomus, 50.3, 1991, 16-18.

 

 

Ce rapide inventaire serait incomplet sans la mention de la fameuse fibule de Préneste, CIL l, 3 (Wachter §23-24), gravée au stylet avec une certaine négligence, de droite à gauche:

Manios: med : vhe: vhaked : Numasioi

«Manios m'a faite (fait faire) pour Numerius»

Le bijou, en or (11 cm), a été publié en 1887 par W. Helbig et F. Dümmler; Helbig l'aurait acquis en 1871 ; sa date serait le début du VIe s., peut-être la fin du VIIe. Les conditions troubles de la provenance (on apprendra beaucoup plus tard qu'elle aurait été volée sur le chantier de la tombe Bernardini, à Préneste, fouillée en 1876, par le chef d'équipe, caporale, et vendue à l'antiquaire Martinetti) ont éveillé immédiatement des soupçons (il en alla de même pour le vase du Quirinal, entre autres). Il y a toujours eu des sceptiques, en Italie, mais la question a été bruyamment renouvelée par M. Guarducci, en 1980, qui, utilisant tous les arguments: personnels (en dénigrant systématiquement W. Helbig, un savant d'une valeur reconnue pourtant, longtemps à la tête du Germanico), épigraphiques et photographiques, a soutenu que la fibule à arc serpentant en « dragon » était un faux grossier[1]. À vrai dire, si W. Helbig, qui n'était pas précisément grammairien, a rédigé cette inscription, il mériterait indiscutablement notre admiration, car en 1887 la plupart des données linguistiques et graphiques impliquées par deux mots du texte n'étaient pas connues; seuls Manios et med relèvent d'un type courant.

Manios représente un vieux prénom réservé à certaines grandes gentes à l'époque classique: Aemilii, Fabii et Valerii ; par ailleurs il sentait un peu la campagne, d'où le proverbe, P.­-Fest. 128, 18 multi Mani Ariciae, le titre d'une Ménippée de Varron : Manius, et l'emploi métonymique de Pétrone, 45, 7 « type, bonhomme, gus». L'étymologie auspicieuse est évidente (cf. Varr. LL 9, 60) : mane «de bon matin», immanis «cruel, monstrueux». Manes «dieux bons» (par euphémisme) et le dérivé Manilius. Nom unique ici, comme le datif Numasioi ; la finale -oi est bien connue par le grec et l'osque (húrtúi, Ve. 147 B 2); en latin, Marius Victorin cite (GL VI, 12, 1) populoi Romanoi, quant à duenoi (CIL I, 4) il n'était pas encore identifié. Le vocalisme /ă/ rappelle l'hypocoristique Numa, mais on ne connaît ailleurs que le vocalisme apophonique e (i) en latin (CIL I, 2873 Nomesi; 2695 Numisi ; 759 Numerius) et la forme syncopée en osque: Numisies 115 Ve. ou l'anaptyctique: Numisies 106a Ve. (cf. étr. Numesie). Rappelons aussi l'hypostase de Mars: Numisio Martio, CIL I, 32 et 33 (Rome); 2435 N. Mart. (Capène); 2436 Numesio M. (id.). On cite à Préneste même l'inventeur des sorts, Numerius Suffustius (Cic. Diu. 3, *85)[2]43 et CIL I, 60 Orceuia Numeri.

Med est le régime du verbe, forme bien attestée (CIL I, 4; 477 (Préneste); 2437) et imposée chez Plaute par la scansion (Asin. 20; 632; Bacch. 357; etc.). Au contraire vhevhaked est entièrement nouveau. La graphie avec k est notable (exceptionnelle devant e en étrusque à cette date), mais le digramme vh pour f était alors une première, puisqu'il n'était encore élucidé ni pour l'étrusque, ni pour le vénète; c'est même de cet exemple qu'on s'autorisera plus tard. Un détail d'écriture, les trois points séparant le redoublement du radical, se retrouve curieusement sur la plus ancienne inscription (Ve. 241), pe:parai, connue depuis 1889; cela vaut bien des certificats d'authenticité! Il faut maintenant tirer de ce digramme la conséquence que v (digamma) était possible à Préneste, à cette date, pour noter /w/ (en latin: V ambivalent). Or, dans la même tombe Bernardini on a mis au jour un bol globulaire d'argent portant, de droite à gauche: Vetusia (Wachter/llb). On y voit en général de l'étrusque. Pourquoi refuser le nom féminin latin, qui deviendra Veturia, nom de la mère de Coriolan (Liv. 2,40, l)? Le CIL 1 (cf. p. 803) donne dix Veturius (cf. aussi Mamurius Veturius et Veturia, une affranchie, 1413 ; de même 2680). Le nominatif indiquant le nom du propriétaire n'est pas rare (CIL l, 371 ; 97044.

Morphologiquement le parfait à redoublement vhevhaked s'oppose au latin feced (CIL 1, 4; etc.), originairement aoriste; les deux formations sont concurrentes et productives. La forme redoublée est bien connue en osque; la table de Bantia (Ve. 2) portefefacust (fut. ant.; 3 ex.) et fefacid (subj. parf.); la découverte date de ... 179145. On ne voit pas très bien un faussaire recourir à ce texte unique, avec une pareille orthographe. Au reste, en latin même, un ancien parfait radical à redoublement de la même racine survit dans la série condidi, etc.

En définitive la balle est dans le camp des « archéométriciens » ; seuls les laboratoires, au moyen des rayons X et du cyclotron, sont en mesure de trancher le litige, par une analyse interne et par l'étude de la composition de l'or, ainsi que de son origine géographique. L'inertie des conservateurs étonne; on dirait que la contestation convient aux deux camps, chacun étant sûr d'avoir raison, sans risquer une réfutation péremptoire. On n'a pas à redouter la vérité, car ce qui compte, ce n'est pas d'avoir tort ou raison, mais de travailler sur un matériel authentique. Si la fibule était un faux, mais un faux sophistiqué, un chef-d'œuvre du genre, certains grammairiens – dont je suis – pourraient assurément le regretter, mais le triomphe de la science est la meilleure des consolations.

 



[1] 42 «La cosidetta Fibula Prenestina», dans Mem. Acc. D. Lincei, Ser. 8, 24, 4, 1980, p. 413-574. A. E. GORDON, qui avait publié une petite monographie, plutôt sceptiquen. en 1975, The inscribed Fibula Praenestina. Prob/ems of Authenticity, U. Califomia P., (CR de M. LEJEUNE, dans RPh 1976, p. 309­310) a été entièrement convaincu: Il/ustrated Introduction to Latin Epigraphy, U. Califomia P., 1983, p. 76 :forgery..

 

[2] 43 J. CHAMPEAUX, Le culte de la Fortune, J, Rome 1982, p. 40, n. 155.