Prépositions latines

 

Quelques remarques préliminaires :

D’abord en latin, comme du reste en allemand ou en russe, les prépositions ne sont pas des morphèmes, c’est-à-dire des unités significatives minimales. Ce sont simplement des segments morphologiques, c’est-à-dire des suites de phonèmes indépendantes de leur environnement. Ces segments morphologiques doivent être combinés avec un autre segment morphologique, appelé traditionnellement un cas, pour former le signifiant discontinu d’un morphème. Ainsi, contrairement à ce que donne à penser les dictionnaires, la préposition cum par exemple ne signifie pas «avec». Le signifiant qui correspond au signifié de «avec», c’est /cum… Abl./.

Deuxième particularité : en latin classique, il n’y a pas lieu de distinguer des prépositions pleines et des prépositions vides, c’est-à-dire des prépositions qui ont un signifié lexical et des prépositions qui ont un signifié grammatical. Les prépositions n’appartiennent pas à des morphèmes fonctionnels, c’est-à-dire des morphèmes qui indiquent une fonction syntaxique, l’équivalent des prépositions françaises à ou de étant des cas comme le datif, le génitif et l’ablatif.  Tous les morphèmes dans le signifiant desquels entre une préposition sont des morphèmes relationnels, c’est-à-dire des morphèmes qui expriment une relation logique ou référentielle.

Troisième et dernière remarque : en suivant l’exemple de Bernard Pottier, dans sa thèse sur la Systématique des éléments relationnels dans les langues romanes, nous admettrons que les morphèmes relationnels ont un seul et même signifié, mais que ce signifié peut présenter trois sortes de réalisations sémantiques particulières, qui ne sont pas forcément des variantes de sens, et qui ne sont nullement hiérarchisées les unes par rapport aux autres, mais des particularisations sémantiques. Pouvant être appliqué au domaine spatial, au domaine temporel ou au domaine notionnel (c’est-à-dire ni spatial ni temporel), ce signifié présentera donc soit une valeur spatiale soit une valeur temporelle soit une valeur notionnelle.

Dans un premier temps, nous essaierons donc de préciser le système de relations spatiales que le latin met en oeuvre. Puis nous envisagerons les emplois non spatiaux de ces mêmes morphèmes, c’est-à-dire leurs valeurs temporelles et leurs valeurs notionnelles. Et enfin, nous étudierons les morphèmes relationnels qui n’entrent pas dans le système des relations spatiales qu’exprime le latin.

I. Système des relations spatiales :

1. Avec un repère spatial délimité :

a. Sur l’axe horizontal, le morphème /IN... ABL./ situe dans le repère désigné par le SN avec lequel il se construit une personne, une action, un état ou un événement :

ambulat in horto «il se promène dans le jardin»

in hortum it «il va dans le jardin»

b. Positions à l’extérieur du repère sur l’axe horizontal

• Le morphème /AD... ACC./ signifie "(tourné) vers". Le repère spatial est alors souvent le terme d'un mouvement, qu'il y ait déplacement ou non.

• Le morphème /APVD... ACC./ a le même sens que le morphème /ad... Acc./, mais il exclut la cohérence avec le repère spatial, et il est incompatible avec la notion de mouvement.

• Le morphème /PROPE... ACC./ indique une simple relation de proximité par rapport à un lieu ou une personne, sans orientation vers ce repère:

• Le morphème  /IVXTA... ACC./ signifie aussi la proximité, mais en précisant qu'il y a cohérence ou quasi cohérence avec le repère. Il ne correspond pas exactement à sa traduction habituelle par "à côté de", parce qu'il n'implique aucune latéralité par rapport au repère.

• L’extérieur du repère avec orientation opposée à ce repère : le morphèmes /ex… Abl./ désigne “la sortie d’une limite” (Pottier, 1955, 280), et le morphème /ex… Abl./ “l’éloignement d’une limite sans cohérence initiale” (Pottier, 1955, 276)

c. Positions sur l’axe vertical :

• Les morphèmes  /SVB... ABL./ et /SVPER... ABL./ situent sur l'axe vertical par rapport au repère spatial, le premier au-dessous et le second au-dessus du repère, qu'il y ait ou non contact avec ce dernier

• Le morphème /DE... ABL./ a le même sens que /ab... Abl./, mais sur l'axe vertical: il signifie "du haut de", désignant, dans le contexte d'un verbe de mouvement, l'éloignement à partir d'un repère spatial qui est au-dessus de l'espace horizontal:

2.  Avec un repère spatial délimité qui est orienté :

• Les morphèmes /POST... ACC./ et /ANTE... ACC./ situent respectivement derrière et devant un repère orienté dans l'espace. Cette orientation peut être inhérente au repère lui-même, ce qui est le cas pour tout ce qui est susceptible de se déplacer, par exemple un individu, un char ou une légion

• Le morphème /PRO... ABL./, qui a un sens proche de celui de /ante... Acc./, s'en distingue en ce qu'il implique une double orientation: orientation du repère comme pour /ante... Acc./, et en plus orientation de ce qui est situé par rapport à ce repère, laquelle doit être dans le même sens que l'orientation du repère:

• Le morphème /PRAE... ABL./ ajoute à l'orientation identique à celle du repère spatial une cohérence entre ce repère et ce qui est situé devant lui

3. Avec un repère spatial délimité qui est orienté en direction du repéré :

• Les morphèmes /OB... ACC./ et /CORAM... ABL./ signifient cette double orientation contraire, le plus souvent sans qu'il y ait mouvement de ce qui est situé par rapport au repère:

• Les morphèmes /ADVERSVS... ACC./ et /CONTRA... ACC./ ajoutent à cette signification que l'orientation vers le repère est manifeste ou volontaire, laquelle est souvent mais non obligatoirement hostile au repère, quand ce qui est situé se déplace en direction du repère:

4. Avec un repère spatial délimité qui a une certaine surface :

• Le morphème /INTRA... ACC./ correspond à la même situation spatiale que /in... Abl./; il ne s'en distingue que parce qu'il précise qu'il s'agit d'une localisation à l'intérieur de la surface du repère, et non plus seulement à l'intérieur du repère:

• Le morphème /PER... ACC./ "exprime, comme le dit Bernard Pottier, le parcours d'un bout à l'autre d'une limite double" (Pottier, 1962, 282), c'est-à-dire d'une extrémité à l'autre de la surface d'un repère:

• Le morphème /TRANS... ACC./ ajoute à la signification de /per... Acc./ la notion de "franchissement de la limite double" (Pottier, 1962, 283): il correspond en effet à l'entrée dans la surface du repère, à la traversée complète du repère et finalement à la sortie de la surface du repère:

• Les morphèmes /CIRCVM... ACC./ et /CIRCA... ACC./ indiquent une position qui, à l'extérieur de la surface du repère, entoure celui-ci; cet encerclement, qui est continu quand il résulte d'un mouvement, peut ne pas l'être, en l'absence de mouvement:

5. Avec deux repères spatiaux :

• Les morphèmes /INTER... ACC./ situe à l'intérieur de la portion d'espace qui se trouve entre au moins deux repères spatiaux délimités, lesquels peuvent être éventuellement des individus:

• Les morphèmes /CITRA... ACC./ et /VLTRA... ACC./ supposent, en plus du repère spatial pourvu d'une certaine surface indiqué par le SN qui se combine avec eux, un second repère, qui est le lieu où se trouve ce qui est le thème de la phrase ou de la proposition qui les contient (ou le thème du verbe principal quand la proposition subordonnée dépend d'un verbe d'opinion ou d'affirmation). Le premier morphème indique alors une portion d'espace qui se trouve entre le repère implicite et la surface du repère explicité, et le second une portion d’espace qui se trouve au-delà.

 

II. Valeurs non spatiales des morphèmes du système spatial :

a.      Le morphème /IN... ABL./ :

•Valeurs temporelles : La principale réalisation particulière de cette valeur temporelle correspond à la question de temps quando des grammaires scolaires:

•Valeurs ni spatiales ni temporelles : /IN... ABL./, Construit avec des SN qui ne définissent ni un repère spatial ni un repère temporel, le morphème /in... Abl./ indique souvent la situation ou l'état dans lequel se trouve ce à quoi est appliqué le procès, quand le SN avec lequel il se combine ne désigne pas un être animé:

b. Les morphèmes de proximité :

•Le morphème /AD... ACC./, appliqué au domaine temporel, signifie l'orientation vers un repère temporel considéré comme un terme ultime. S'il y a développement dans la durée, le repère est le point d'aboutissement d'une durée dont le point de départ est laissé dans le vague:

•Le morphème /APVD... ACC./, appliqué au domaine temporel, présente la valeur de "au temps de", qui correspond exactement à la valeur spatiale de "chez":

cLes morphèmes d’origine :

•Appliqués au domaine temporel, les morphèmes /ex... Abl./ et /ab... Abl./ ne présentent apparemment guère de différence de sens. Ils signifient tous les deux le temps qui vient à la suite du repère chronologique

Appliqués au domaine notionnel, les morphèmes /ab... Abl./ et /ex... Abl./ indiquent tous les deux l'origine, sans être pour autant identiques. Le premier s'applique surtout à des êtres animés et signifie proprement la provenance. Le second s'applique surtout à ce qui n'est pas animé et signifie proprement l'extraction:

•Le morphème /DE... ABL./, appliqué au domaine notionnel, peut présenter à peu près tous les effets de sens de la valeur notionnelle de /ex... Abl./. Mais il s'est en quelque sorte spécialisé pour désigner ce par rapport à quoi a lieu un procès, et, notamment, le sujet sur lequel porte le procès:

d. Les morphèmes de supériorité et d’infériorité :

Le morphème /sub... Abl./, appliqué au domaine temporel, signifie un moment proche du repère chronologique, qu'il soit antérieur ou postérieur.

Appliqués au domaine notionnel, /sub... Abl./ signifie la sujétion, en présentant la variante /sub... Acc./ quand il y a passage sous une domination, /super... Abl./ a, comme /de... Abl./, le sens de "sur, au sujet de", et /super... Acc./ signifie "en plus de"

e. Les morphèmes d’antériorité et de postériorité:

•Les morphèmes /ANTE... ACC./ et /POST... ACC./ sont les seuls à pouvoir s'appliquer au domaine temporel; ils signifient alors respectivement un temps qui précède et un temps qui suit le repère chronologique:

•Appliqués au domaine notionnel, le morphème /ANTE... ACC./ signifie la supériorité, le morphème /POST... Acc./ l'infériorité, le morphème /sub... Abl./ la sujétion, en présentant la variante /sub... Acc./ quand il y a passage sous une domination. Le morphème /PRAE... ABL./ désigne une cause, Le morphème /PRO... ABL./ désigne d'abord tout ce qui est fait "en faveur, pour la défense" de ce devant quoi on se trouve et que l'on protège, et ensuite ce qui est fait "à la place" de ce dont on a la même orientation et que l'on peut donc représenté.

f. Les morphèmes avec double orientation opposée : Leur signification ne se prête guère à un emploi temporel, dans la mesure où l'écoulement du temps impose plutôt une seule orientation.

•Le morphème /OB... ACC./ présente, au niveau notionnel, deux effets de sens apparemment opposés. Si le repère est un obstacle qui survient en face de soi et entraîne la réaction exprimée par le procès, le SAdv correspond alors à la cause du procès. Mais si le repère est quelque chose que l'on garde volontairement devant les yeux, le SAdv correspond alors au but qu'on se donne.

•Le morphème /ADVERSVS... ACC./ signifie "contre", quand il y a hostilité.

•Le morphème  /CONTRA... ACC./, au niveau notionnel, signifie soit "contre" soit "contrairement à".

g. Les morphèmes avec parcours du repère pourvu d’une certaine surface:

•Le morphème /PER... ACC./, appliqué au domaine temporel, signifie l'écoulement du début à la fin d'une période de temps qui a une certaine durée. Appliqué au domaine notionnel, il indique ce par quoi passe la réalisation du procès, et notamment, quand le repère est une personne, l'intermédiaire grâce auquel le procès a lieu.

•Le morphème /CIRCA... ACC./, à la différence de  /circum... Acc./, qui n'a que des emplois spatiaux, signifie une approximation soit temporelle soit numérique.

f. Les morphèmes à deux repères:

Les deux morphèmes /citra... Acc./ et /ultra... Acc./ transposent assez exactement leur signification en s'appliquant à des repères qui ne sont pas spatiaux; ils désignent alors respectivement un en deçà et un au delà temporel ou notionnel.

•Le morphème /INTER... ACC./, appliqué au domaine temporel, signifie l'espace de temps compris entre les repères et par conséquent la durée. Appliqué à ce qui est ni temporel ni spatial, il désigne les circonstances au milieu desquelles le procès se produit:

 

III. MORPHEMES N'APPARTENANT PAS AUX SYSTEMES SPATIAUX:

1. Le morphème /CVM... ABL./ signifie la co-occurrence, c'est-à-dire la "présence dans le même temps et dans le même plan que le repère, sans autre indication spatiale plus précise" (Marcq, 1972, 72).

•Appliqué au domaine spatial, c'est-à-dire quand il y a priorité à la dimension spatiale de la cooccurrence, le morphème /cum... Abl./ signifie l'accompagnement.

•Appliqué au domaine temporel, c'est-à-dire quand il y a insistance sur la dimension temporelle de la cooccurrence, /cum... Abl./ signifie la simultanéité.

•Appliqué au domaine notionnel, le morphème /cum... Abl./ peut désigner soit une circonstance extérieure qui accompagne le procès, soit une qualification interne du procès ou une qualification de l'individu désigné par un SN.

•Le morphème /SINE... ABL./ s'oppose négativement au morphème /cum... Abl./, en signifiant la non co-occurrence.

2. Les morphèmes de cause:

•Le morphème /PROPTER... ACC./ a incontestablement une valeur spatiale comparable à celle de /iuxta... Acc./, relativement rare, à côté de la valeur notionnelle de cause.

•Les morphèmes /CAVSA... GEN./ et /GRATIA... GEN./ par contre n'ont pas et n'ont jamais eu de valeur spatiale. Le premier signifie la cause ; le second signifie avant tout le bénéficiaire ou le but recherchés, et par voie de conséquence le motif.

 

IV. LISTE FERMEE OU OUVERTE?

1. Il y a d’autres morphèmes relationnels, moins courants et moins connus, par exemple

 /erga... Acc./ qui a presque exclusivement la valeur notionnelle de "à l'égard de"

/penes... Acc./ qui signifie le fait d'être dans la possession de quelqu'un, d'être entre ses mains

/Abl... tenus/ «jusqu’à»

2. Emplois prépositionnels d’adverbes

supra "au dessus, en haut" qui devient un synonyme de /super... Acc./, mais en excluant expressément la cohérence

usque "jusqu'au bout", qui peut très se combiner avec des prépositions comme ad,

clam "en secret, en cachette" qui combiné avec un SN à l'ablatif ou à l'accusatif signifie "à l'insu de":

3. Expressions nominales plus ou moins figées

oratoris modo Caesaris «comme un orateur»

latronum ritu «à la façon des larrons»

sortium beneficio «grâce aux sorts»