BIBLE, GENESE, 1, 4-5

4. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. 5. Dieu appela la lumière «jour», et les ténèbres, il les appela «nuit». (Genèse, 1, 14, traduction de Emile Osty et Joseph Trinquet, dans: La bible, 1973, Paris, Seuil, 35).

[djø] Dieu: lexème nominal.

[vi] v-i-t: 1) Les paires minimales: Dieu vit que... Dieu dit que... et Dieu vit que... Dieu fit que... supposent un morphème /v/ "voir" en face de /d/ "dire" et de /f/ "faire",

2) les paires Dieu vit que... Dieu voit que... et Dieu vit que... Dieu vera que...implique un morphème de passé simple /i/ "passé factuel" en face, apparemment, d'un présent /wa/ "actuel" et d'un "prospectif" /ra/ ou /era/.

On postulera en fait un lexème verbal "voir", dont le signifiant est /vwaj/ (cf. nous voy-ons, je voy-ais) ou même seulement /vwa/, et un morphème "temporel" de passé simple, dont le signifiant est, comme dans le cas du verbe dire ou permettre, /VCi/. Ce signifiant apparemment curieux fera disparaître la consonne qui termine le radical verbal, ainsi que la voyelle qui précède ces deux consonnes, c'est-à-dire en fait les deux segments [wa]; car ceux-ci représentent une seule voyelle, appelée diphtongue. La suite des deux phonèmes /vwa+VCi/ se réalisera ainsi phonétiquement [vi], comme /diz+VCi/ se réalisera [di].

[k ] que: morphème de subordination complétive. [la] la: une commutation comme ... la ~ une lumière... montre que l'article dit indéfini correspond à un morphème. Mais cet article semble ajouter ici à son signifiant normal /l/ un segment [a] dit traditionnellement de féminin, qui n'est pas une unité significative de féminin; car le féminin de l'article n'est nullement choisi en tant que tel par le locuteur français de préférence à à quelque chose d'autre; il lui est imposé par le choix qu'il a fait ou va faire du lexème lumière. Il est en effet impossible de dire *... vit que le lumière, en faisant commuter le féminin de l'article avec le masculin. On ne peut donc pas prétendre que la commute avec le. En fait la alterne avec le, c'est-à-dire apparaît à la place de le dans certains contextes particuliers. C'est donc très exactement la variante du morphème de définitude "le" dans le contexte d'un nom morphologiquement féminin. On distingue en effet en français deux sous-classes morphologiques de noms qu'on appelle les noms masculins et les noms féminins, selon les formes d'accord

morphologique qu'ils entraînent pour les morphèmes qui sont en relation syntaxiqque avec eux. Sont masculins les noms qui sont compatibles avec les formes le, mon, ce, cet, etc. de déterminant, et féminins ceux qui sont compatibles avec les formes la, ma, cette, etc.

[lymjεR] lumière: lexème nominal morphologiquement féminin.

[etε] ét-ai-t: Les commutations ...était ~ semblait (devenait)... mettent en évidence un lexème verbal de signifiant /et/ et de signifié "être". On pourrait croire que l'imparfait /ε/, qui est normalement le signifiant d'un morphème de "non actuel", est ici simplement un accord en temps (qu'on appelle traditionnellement concordance des temps) avec le verbe principal vit qui est au passé simple. Mais comme il semble y avoir une différence de sens entre l'imparfait et le présent dans ce contexte, on doit dire qu'il s'agit bien ici du morphème de "non actuel". De fait le présent signifierait que la lumière est en soi, de façon générale bonne, alors que l'imparfait signifie qu'elle l'était au moment passé où Dieu la vit.

Quant au -t final, c'est normalement le second élément du signifiant discontinu de "personne 3, c'est-à-dire "personne autre que le locuteur et que l'interlocuteur": on le trouverait par exemple dans /il etεt ãkOR .../. Mais ici ce -t, considéré traditionnellement comme une désinence (c'est-à-dire une finale) de troisième personne parce qu'il est couramment associé au pronom il de troisième personne, est un segment morphologique d'accord du verbe avec son sujet. Il est obligatoire en français, dès que l'on a un sujet et si ce sujet n'est pas au pluriel. N'étant pas choisi en tant que tel, il ne saurait être un morphème. Ce segment morphologique n'est pas réalisé quand il se trouve devant une initiale consonantique: [il etεt odsy dez o] en face de [il etε syR lez o]. Quand il est réalisé phonétiquement, les grammaires parlent alors de liaison.

[b n] bonne: variante du lexème adjectival "bon" dans le contexte d'un sujet féminin.

[e] et: morphème grammatical signifiant l'addition à ce qui précède.

[sepaR + a] sépar-a: lexème verbal "séparer" (comme le montre la paire minimale: Dieu sépara ~ arracha (enleva) la lumière) et morphème temporel de passé simple (comme le montre la paire minimale: ...sépara ~ séparait la...), morphème qui a

pour signifiant /a/ et pour signifié "passé factuel". Il s'agit d'une variante du signifiant /VCi/ que le morphème de passé simple présente dans la cas du verbe voir; cette variante /a/ est propre à tous les verbes que la grammaire traditionnelle range dans ce qu'elle appelle le premier groupe. Il y a donc distribution complémentaire entre ces deux signifiants possibles du morphème de passé simple.

Le segment /a/ n'est pas le support formel du signifié complexe "passé factuel de 3ème personne du singulier"; car on retrouve ce /a/ à d'autres personnes du singulier ou du pluriel comme tu séparas, nous séparâmes et vous séparâtes. Faut-il ajouter un morphème à signifiant zéro comme support du signifié "3ème personne du singulier"? Non, car on ne saurait préciser la valeur significative exacte de cette appellation grammaticale traditionnelle. La situation serait différente dans Dieu, il sépara la lumière, où la prétendue 3ème personne du singulier correspondrait bien à un morphème, dont le signifiant serait d'ailleurs /il/, et le signifié le contenu du SN que ledit morphème reprend anaphoriquement. Comme le verbe sépara a la même forme en -a dans Dieu sépara et dans il sépara, à la différence de la forme en -as de tu séparas ou de la forme en -âmes de nous séparâmes, on dit traditionnellement que le verbe est morphologiquement à la troisième personne du singulier. Il ne s'agit pas alors d'un morphème à signifiant zéro, ni encore moins de deux morphèmes à signifiant zéro de "troisième personne" et de "singulier", mais simplement d'une nécessité morphologique (en l'occurrence Ø) entraînée par l'accord du verbe au passé simple avec un sujet qui ne contient pas le morphème de pluralité (en l'occurrence le nom Dieu).

[de] des: est ici la combinaison de la préposition "de" et de l'article défini au pluriel. Ce n'est pas l'article partitif ni l'article indéfini. Car le verbe séparer se construit avec deux compléments de verbe, dont le second est introduit par la préposition de: on sépare quelque chose de quelque chose d'autre. Comme cette préposition de indique la fonction de second complément de verbe du constituant les ténèbres, il n'est pas possible de le faire commuter seul, car le SN les ténèbres ne peut ici qu'être second complément du verbe sépara.

Si on oppose [de tenεbr] ~ [d se tenεbre], on peut voir dans /d/ le signifiant de la préposition de et dans /e/ le morphème de pluriel, que l'on retrouve du reste dans l'article défini l-es, ce qui impliquerait que l'article défini présente dans ce contexte une variante zéro. Mais dans des ténèbres, comme du reste dans les ténèbres, le segment morphologique de pluriel n'est pas le signifié du morphème de pluriel, puisque le lexème ténèbres est toujours au pluriel, une paire comme des ténèbres ~ du ténèbre étant impossible. Dans ces conditions, des ne contiendrait que deux morphèmes: la préposition /d/ et une variante /e/ de l'article défini dans le contexte d'un nom morphologiquement féminin pluriel.

André Martinet proposerait une autre analyse: sur le modèle de aux, il préférerait dire que des est un amalgame de la préposition de et de l'article défini, ce qui rejoindrait partiellement l'analyse des grammaires scolaires, qui parlent alors d'une contraction de la préposition et de l'article.

[tenεbR] ténèbres: lexème nominal qui est morphologiquement féminin et pluriel. [le] les: On voit d'après les ténèbres, il les appela «nuit» ~ les ténèbres, il *l'appela «nuit»:

que le pluriel est obligatoire. Mais dans un autre contexte, la phrase simple il les appela «nuit» serait possible. On a donc ici le pluriel les, parce que le nom ténèbres, auquel il renvoie, est lui-même au pluriel.

Par ailleurs l'impossibilité de réduire: les ténèbres, il les appela «nuit» à seulement: les ténèbres, *il appela «nuit» en face de la possibilité de dire aussi bien: il les appela «nuit», les ténèbres que: il appela «nuit» les ténèbres incite à admettre qu'il faut obligatoirement un pronom de rappel après un SN mis en avant comme les ténèbres. Toutefois il y a un choix possible entre différents pronoms: les, vous, nous, comme dans: les ténèbres, il vous appela «nuit», et même ça comme dans: les ténèbres, il appela ça «nuit». Bref il faut n'importe quel morphème grammatical à condition qu'il désigne le même individu que le SN mis en avant. Pour désigner ce même individu, il faut que ledit morphème contienne éventuellement le même morphème de pluralité que lui, et qu'il présente les mêmes caractéristiques morphologiques, c'est-à-dire le même genre grammatical et, ici, en outre, le même nombre grammatical, puisque le nom ténèbres est un nom morphologiquement féminin pluriel. Donc les deux segments de: les forment ici une variante du seul morphème anaphorique le, variante qui apparaît dans le contexte d'un nom faisant partie de ce que les grammaires appellent parfois les pluralia tantum.

Ce morphème les n'a rien à voir avec la forme les de l'article défini au pluriel, dans la mesure où il a un sens et un fonctionnement entièrement différents. Il s'agit donc de deux morphèmes homonymes, c'est-à-dire de deux morphèmes différents qui ont un signifiant identique.

[di] d-i-t: lexème verbal "dire", dont le signifiant normal est /diz/ (cf. nous disons, je disais) et dont /d/ est apparemment une variante due au contexte du morphème de passé simple. Ce morphème présente ici une variante /i/, à moins qu'on ne postule, à la suite de Karel van den Eynde et Claire Blanche-Benveniste, une variante /VCi/ (c'est-à-dire un -i- qui entraîne la chute de la consonne et de la voyelle qui précèdent). Ce serait alors cette variante qui, combinée avec le signifiant normal de "dire" (soit la suite phonématique /diz + VCi/), expliquerait l'apparente variante /d/ du lexème verbal. On remarquera que si, dans il dit encore quelque chose, le passé simple est homonyme ou plus exactement homophone du présent [il dit ãkOR], au niveau phonématique, on a affaire à deux suites différentes, le passé simple correspondant à /il diz + VCi + Ct/ et le présent à /il diz + Ct/, si l'on admet bien que le temps appelé présent est l'ensemble des formes verbales qui correspondent à l'absence de tout morphème temporel.