LNG 350 (Licence): octobre 1990
1) Enumérez séparément les morphèmes utilisés dans les phrases françaises suivantes, en notant phonétiquement et orthographiquement leur signifiant et en disant quelques mots sur leur éventuelle particularité morphologique:
1. Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. 2. Or la terre était un chaos, et il y avait des ténèbres au-dessus de l'Abîme, et l'esprit de Dieu planait au-dessus des eaux. 3. Dieu dit: «Que la lumière soit», et la lumière fut. 4. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. (Genèse, 1, 1-4, traduction de Emile Osty et Joseph Trinquet, dans: La bible, 1973, Paris, Seuil, 35).
2) Faire le même travail sur la traduction de ces phrases dans une des langues du monde, de préférence dans une langue qui utilise une autre écriture que l'alphabet latin.
On ajoutera le verset 5: Dieu appela la lumière «jour», et les ténèbres, il les appela «nuit». Il y eut un soir, il y eut un matin: premier jour.
CORRECTION PARTIELLE
[o] au: amalgame des deux morphèmes "à" et "le" (= Déterminant défini), qui est une variante qui apparaît devant un segment consonantique (cf. à l'achèvement, à l'inoubliable commencement).
[kmãs + mã] commence-ment: synthème du lexème "commencer" et du morphème grammatical de nominalisation -ment "le fait de, ce qui" (cf. les commutations au commencement/à l'achèvement/au dénouement; mais -ment ne commute pas, ce qui n'est pas rare quand il s'agit d'un morphème fonctionnel). Le synthème, combinaison figée de morphèmes, fonctionne comme un seul morphème (cf. au grand commencement comme au grand début, où l'adjectif est épithète du synthème nominal comme du nom, ou bien au commencement du monde comme au début du monde, où le syntagme du monde est complément du synthème comme du nom).
[djø] Dieu: lexème nominal.
[kRe + a] cré-a: lexème verbal "créer" et morphème temporel de passé simple qui a pour signifiant /a/ et pour signifié "passé factuel". Le segment /a/ n'est pas le support formel du signifié complexe "passé factuel de 3ème personne du singulier"; car on retrouve ce /a/ à d'autres personnes du singulier ou du pluriel comme tu créas, nous créâmes et vous créâtes. Faut-il ajouter un morphème à signifiant zéro comme support du signifié "3ème personne du singulier"? Non, car on ne saurait préciser la valeur significative exacte de cette appellation grammaticale traditionnelle. La situation serait différente dans Dieu, il créa le ciel, où la prétendue 3ème personne du singulier correspondrait bien à un morphème, dont le signifiant serait d'ailleurs /il/, et le signifié le contenu du SN que ledit morphème reprend anaphoriquement.
[l] ou [l] le: morphème grammatical de définitude (=Déterminant défini).
[sjεl] ciel: lexème nominal. Particularité morphologique: dans le contexte de ce nom, le morphème de pluralité présente une variante à signifiant discontinu qui modifie la fin du signifiant du lexème: /e... ø | (εl)/; elle est notée orthographiquement par s... ux dans les cieux.
[e] et: morphème grammatical signifiant l'addition à ce qui précède.
[la] la: variante du morphème de définitude "le" dans le contexte d'un nom morphologiquement féminin. Cette variante ajoute au signifiant normal de ce morphème un segment [a] de féminin, qui n'est pas une unité significative de féminin, car le féminin n'est pas choisi en tant que tel par le locuteur par opposition à quelque chose d'autre. Le féminin est imposé au locuteur français par le choix qu'il a fait du lexème terre; il lui est impossible de dire *le terre. On ne peut donc pas dire que la commute avec le; en fait la alterne avec le, c'est-à-dire apparaît à la place de le dans certains contextes particuliers.
[R] Or: morphème grammatical connecteur de phrase.
[et + ε + t] ét-ai-t: lexème verbal "être", combiné avec le morphème "temporel" d'imparfait, qui a pour signifiant /ε/ et pour signifié "non actuel". Quant au -t final, c'est normalement le second élément du signifiant discontinu de "personne 3, c'est-à-dire "personne autre que le locuteur et que l'interlocuteur": on le trouverait par exemple dans /il etεt ãkR .../. Mais ici ce -t, considéré traditionnellement comme une désinence (c'est-à-dire une finale) de troisième personne
parce qu'il est couramment associé au pronom il de troisième personne, est un segment
morphologique d'accord du verbe avec son sujet. Il est obligatoire en français, dès que l'on a un
sujet et si ce sujet n'est pas au pluriel. N'étant pas choisi en tant que tel, il ne saurait être un
morphème. Ce segment morphologique n'est pas réalisé quand il se trouve devant une initiale
consonantique: [il etεt odsy dez o] en face de [il etε syR lez o]. Quand il est réalisé
phonétiquement, les grammaires parlent alors de liaison.
[
] un: morphème grammatical de non définitude.
[kao] chaos: lexème nominal. [il jav + ε] il y av-ai-t: le prétendu pronom y ne peut pas commuter seul. De fait dans
l'énoncé où il se trouve c'est l'ensemble y av-que l'on pourrait faire commuter en le remplaçant
par exemple par tomb-ou plan-. Mais même il ne peut pas commuter; on le verrait bien si on
avait le présent, car Il y a des ténèbres au-dessus des eaux commuterait avec Voici des ténèbres
au-dessus des eaux. Donc /il jav/ est le signifiant d'un morphème verbal que l'on peut qualifier
d'impersonnel, comparable à il pleut, et qui permet, comme voici ou c'est de faire une phrase
d'existence. Mais il a l'avantage par rapport à voici de pouvoir recevoir les morphèmes temporels
des verbes, comme ici le morphème d'imparfait. Il importe de distinguer ce morphème verbal de
la combinaison de morphèmes homonyme que l'on aurait par exemple dans: Pierre va en Suisse:
il y a de gros intérêts, où il et y sont des morphèmes pronominaux construits avec le morphème
verbal "avoir".
[de] de-s: plutôt l'article partitif que l'article indéfini au pluriel. Il est décomposable en deux
morphèmes: le morphème prépositionnel /d/, suivi du segment /e/, qui est normalement un
amalgame de l'article défini /l/ et du morphème de pluralité, mais qui ici n'est qu'une variante de
l'article défini /l/ dans le contexte d'un nom qui est morphologiquement toujours au pluriel:
ténèbres. Mais on pourrait peut-être aussi dire que ces deux morphèmes amalgament leur
signifiant, exactement comme la préposition "à" et l'article défini "le".
[tenεbR] ténèbres: lexème nominal qui est morphologiquement féminin et pluriel.
[o dsy d
] au-dessus de: on peut apparemment faire commuter la préposition contenue
dans au-et le nom dessus (cf. vers le dessus des eaux, près du dessus des eaux; et au milieu des
eaux, au centre des eaux, au bout des eaux), ce qui inviterait à faire de au-dessus de un synthème,
c'est-à-dire un groupe de morphèmes qui fonctionnent comme un seul morphème (il commute en
effet avec les prépositions sur et dans), d'où le nom de locution préposi-tive que lui donnent les
grammaires. Mais l'article contenu dans au-ne semble pas pouvoir commuter (cf. *à un dessus
des eaux, *à ce dessus des eaux), et d'autre part le sens de au-dessus de sembparaît être celui de
sur avec en plus un sème de "non contact". Il est dans ces conditions préférable de dire que au
dessus de est une préposition, morphologiquement composée certes, mais non pas morphématiquement complexe.
[l abim] l'Abîme: le morphème grammatical de définitude /l/ et le lexème nominal /abim/, qui est morphologiquement masculin. Si on parle d'élision, cela n'a de sens qu'à propos de la notation graphique, selon laquelle l'article s'écrit normalement le et perd son -e final devant voyelle. Au niveau phonique le morphème a son signifiant /l/, lequel se réalise phonétiquement tel quel devant voyelle et peut présenter une réalisitation phonétique [l.] devant consonne, sans que cela soit obligatoire.
[l εspRi d djø] l'esprit de Dieu: morphème de définitude /l/, lexème nominal /εspRi/, morphème fonctionnel /d/ indiquant la fonction de complément de nom, et lexème nominal /djø/, qui est morphologiquement masculin et qui fonctionne ici comme un nom propre, c'est-à-dire en fait comme un SN.
[plan + ε +t] plan-ai-t: lexème verbal "planer", et morphème "temporel" d'imparfait. Le -t final est une marque morphologique d'accord.
[o dsy dez o] au-dessus d-es eau-x: morphème prépositionnel "au-dessus de", plus variante dans le contexte de la préposition /d/, qui amalgame le signifiant du morphème de définitude et du morphème de pluralité, et plus lexème nominal "eau", qui est morphologiquement féminin. Au niveau orthographique, le morphème de pluralité correspond à deux marques: le -s de des et le -x de eaux.
[di] d-i-t: lexème verbal "dire", dont le signifiant normal est /diz/ (cf. nous disons, je disais) et dont /d/ est apparemment une variante due au contexte du morphème de passé simple. Ce morphème présente ici une variante /i/, à moins qu'on ne postule, à la suite de Karel van den Eynde et Claire Blanche-Benveniste, une variante /VCi/ (c'est-à-dire un -i-qui entraîne la chute de la consonne et de la voyelle qui précèdent). Ce serait alors cette variante qui, combinée avec le signifiant normal de "dire" (soit la suite phonématique /diz + VCi/), expliquerait l'apparente variante /d/ du lexème verbal. On remarquera que si, dans il dit encore quelque chose, le passé simple est homonyme ou plus exactement homophone du présent [il dit
akOR], au niveau phonématique, on a affaire à deux suites différentes, le passé simple correspondant à /il diz + VCi
+ Ct/ et le présent à /il diz + Ct/, si l'on admet bien que le temps dit présent est l'ensemble des formes verbales qui correspondent à l'absence de tout morphème temporel.
[k ... swa] que ... soit: "que" n'est pas ici une conjonction de subordination complétive, mais le "que" qui fait partie du subjonctif (cf. qu'il chante, que nous venions, etc.). Il se trouve en effet, dans notre texte, après l'ouverture des guillements. [k
] est en fait ici le signifiant du morphème de subjonctif, dont le signifié est "volonté". Et [swa] est alors une variante du verbe "être", entraînée par la présence de ce morphème de subjonctif, quand ce dernier n'est pas accompagné d'un morphème temporel. En l'absence de guillemets (Dieu dit que la lumière ft, ou, plus simplement Dieu dit que la lumière soit), le segment que serait alors le morphème de subordination complétive; et ce morphème entraînerait la variante Ø du morphème de subjonctif, ce qui éviterait une séquence du type *Dieu dit que que la lumière soit. Mais du coup, puisque le verbe présente une variante due au contexte du subjonctif, cette variante servirait de relai visible au morphème de volonté. Par contre si le verbe n'avait pas de variante au subjonctif, il n'y aurait alors pas de différence entre la phrase signifiant une volonté (Dieu dit que l'homme chante) et la phrase signifiant une affirmation (Dieu dit que l'homme chante), sauf si l'on mettait un subjonctif imparfait de concordance des temps (Dieu dit que l'homme chantât) ou si l'on remplaçait la complétive par un infinitif (Dieu dit à l'homme de chanter).
[lymjεR] lumière: lexème nominal morphologiquement féminin.
[fy] f-u-t: variante du lexème verbal "être", et morphème "temporel" de passé simple, dont le signifié est ici [y].
[vi] v-i-t: lexème verbal "voir", dont le le signifiant est /vwaj/ (cf. nous voyons, je voyais); et morphème "temporel" de passé simple, dont le signifiant est comme dans le cas du verbe dire /VCi/: cela fait disparaître les deux segments [wa], car ceux-ci représentent une seule voyelle, appelée diphtongue.
[k] que: morphème de subordination complétive.
[etε] ét-ai-t: ici l'imparfait n'est pas le signifiant d'un morphème de "non actuel"; c'est simplement un accord en temps (qu'on appelle traditionnellement concordance des temps) avec le verbe principal vit qui est au passé simple. Comme tout accord il s'agit d'un phénomène morphologique.
[bn] bonne: variante du lexème adjectival "bon" dans le contexte d'un sujet féminin.
[sepaRa] sépara: lexème verbal "séparer" et morphème temporel de passé simple.
[de] des: est ici la combinaison de la préposition "de" et de l'article défini au pluriel. Ce
n'est pas l'article partitif ni l'article indéfini. Car le verbe séparer se construit avec deux compléments de verbe, dont le second est introduit par la préposition de: on sépare quelque chose de quelque chose d'autre.