Le monde d'après Aristote et Ptolémée
Chez les Grecs, « la science du ciel a d’abord été appelée astronomie, puis astrologie, puis mathématique »
(Tannery, 1976, 365), parce qu’elle a changé de préoccupations et de méthodes.
Elle est ensuite redevenue astronomie, astronomie et astrologie étant du reste
pendant tout le moyen âge « des termes réellement synonymes »
(Tannery, 1976, 3), pour ne plus être qu’astronomie à la Renaissance, « au
moins en partie, à la suite d’une erreur étymologique » (Tannery, 1976,
3). On a en effet rattaché le terme d’astronome au sens de nÒmoj «loi, institution humaine» et
non au sens primitif de nomÒj «portion,
partie de territoire» (de nšmw «partager»). L’astronomie distinguait
des constellations et divisait le ciel pour délimiter les saisons, les jours et
les heures. L’astrologie, elle, s’efforçait de donner « une représentation
mathématique <au> mouvement du soleil, de la lune et des cinq
planètes » (Tannery, 1976, 26). Elle commence avec Eudoxe de Cnide (408-355) et est illustrée notamment par Callippe.
Aristote (384-322) n’est
pas un astrologue, mais il s’appuie sur les calculs et les descriptions des
phénomènes célestes proposés par l’astrologie (notamment par Eudoxe et par Callipe, un disciple de ce dernier qui est venu voir
Aristote). Il pense que c’est « à la physique, c’est-à-dire à la science
générale de la nature » (Tannery, 1976, 28) d’en expliquer l’essence et
les causes.
Aristote oppose en effet ce qu’il appelle la Physique à la Mathématique et à la
Théologie (ou Philosophie première – cf. Métaphysique,
V, chap. 1). La Physique, « science des choses sensibles » (Duhem, I,
149) « étudie l’être en tant qu’il est sujet au changement, en tant qu’il
réside en la matière » (Duhem, I, 137).
« La science de la nature a manifestement pour objet, dans sa plus grande partie ou presque, les corps et les grandeurs, les modifications qu’ils subissent et leurs mouvements. Elle s’occupe en outre des principes régissant la classe des substances dont nous parlons » (P. Moraux I,1,1,1-3 = 268 a).
La mathématique, science des figures et des nombres, spécule sur
les propriétés des objets qui « ont été, par abstraction, dépouillés de
toute qualité sensible autre que la grandeur et la continuité » (Duhem, I,
142). Et la Théologie, « science des choses divines » (Duhem, I, 137)
ou « science de l’être en soi » (Duhem, I, 141), « étudie l’être
non plus en tant que matériel et mobile, mais simplement en temps
qu’être » (Duhem, I, 137) immuable et éternel. Alors que « la
Mathématique <…> et la Théologie <…> étaient les deux seules
sciences qu’un platonicien pût reconnaître » (Duhem, I, 135), Aristote
invente la science qu’il appelle Physique, qui est d’abord une science de
l’observation, « qui constate la réalité des phénomènes physique »
(Duhem, I, 143), ce qu’Aristote appelle « le <fait> que (tÕ Óti) »,
et ensuite une science de l’explication, qui a pour objet de démontrer le
pourquoi de ces phénomènes » (Duhem, I, 143) en empruntant des
raisonnements aux Mathématiques, ce qu’Aristote appelle « le parce que (tÕ diÒti) ».
La doctrine aristotélicienne s’oppose ainsi à la doctrine platonicienne en
apparaissant « comme une réhabilitation de la perception sensible, de
l’expérience, aux dépens du raisonnement géométrique et de l’intuition »
(Duhem, 131); car pour elle l’existence et la vérité est au niveau de
l’observation et non plus au niveau des êtres mathématiques.
Ceci est bien illustré notamment par la critique qu'Aristote fait à
certains "savants d'Italie appelés Pythagoriciens" dans le traité
"Du Ciel" (Perˆ OÙranoà)",
où il présente l'ensemble de sa théorie de l'Univers:
"Loin de chercher à régler sur les faits observés leurs raisonnements et leurs explications par les causes, ils contraignaient les faits observés à rentrer dans le cadre de certains raisonnements et de certains avis personnels auxquels ils s'efforcent de faire correspondre leur organisation du monde" (P. Moraux, 1965, II, 13, 85,12-17 = 293 a).
On remarquera toutefois, avec l'éditeur de ce traité dans la
Collection des Universités de France, que c'est plus souvent "en partant
de sa physique terrestre <que> de l'observation directe du ciel,
qu'<Aristote> déduit, par raisonnement, les thèses qu'il avance au sujet
des êtres célestes" (Moraux, 1965, p. CXV).
A. Théorie aristotélicienne de
l'univers:
1. L'univers a, d'après Aristote, un certain nombre de propriétés dont nous ne retiendrons que son caractère fini et sphérique.
Aristote établit d'abord que "le corps mû circulairement n'est pas illimité ni infini, mais qu'il a une extrémité" (P. Moraux I,5,17,7-8 = 273 a), puis que "le corps qui tend vers le centre et celui qui s'en éloigne ne <sont> pas non plus infinis" (P. Moraux I,6,17,9-10 = 273 a). Celui qui tend vers le centre est forcément limité par ce centre même; et celui qui s'en éloigne, qui est son contraire, est lui aussi forcément délimité; car "si l'un des contraires est déterminé, l'autre le sera par le fait même" (P. Moraux I,6,17,11-12 = 273 a). Au terme de raisonnements de ce style il conclura que si aucun corps ne peut être infini, "il est évident <…> que le corps de l'univers n'est pas infini" (P. Moraux I,7,27,8-9 = 276 a).
Ce corps fini est sphérique, avant tout parce qu'Aristote démontre plus ou moins géométriquement que "la sphère est la première des figures solides" (P. Moraux II,4,64,8-9 = 286 b), et parce que "la rotation de l'univers est un fait observable" (P. Moraux II,4,65,2-3 = 287 b). Sphérique et limité, l'univers est circonscrit par la sphère des étoiles fixes, qui est le huitième et dernière sphère (il serait plus juste, comme nous le verrons, de dire la huitième et dernière combinaison de sphères), au-delà de laquelle il n'y a plus rien, pas même le vide; car, dit Aristote:
"le vide est, d'après la définition vulgaire, l'endroit où il n'y a pas de corps, mais où il peut en exister un. Le temps est le nombre du mouvement, et sans corps naturel, il n'est pas de mouvement. Or, on l'a démontré, hors du ciel, il n'y a ni ne peut y avoir aucun corps; dès lors, il est manifeste qu'il n'y a non plus ni lieu, ni vide, ni temps hors de lui" (P. Moraux, I,9,37,1-6).
L'univers est un espace clos sur lui-même, dont le centre est la
Terre, à l'intérieur duquel et au-delà duquel il n'y a pas de vide. Il est formé
de huit sphères ou combinaisons de sphères successives (une pour chaque
planète, plus la sphère des étoiles fixes), qui tournent autour de la Terre, mais
se divise finalement en deux parties: le monde sublunaire ou monde terrestre,
qui est sous la sphère de la Lune, et le monde des sphères ou monde céleste, qui
va de la dernière sphère, celle de la Lune, à la première sphère, celle des
étoiles fixes. "Tandis que les corps <célestes> sont composés d'un
seul élément ─ a„q»r
ou quinta essentia
─ immuable, ceux du monde sublunaire sont tous constitués d'au moins deux
des quatre éléments, terre, air, eau et feu, aspects
corruptibles d'une substance unique ─ prèth Ûlh ou materia prima ─ qui s'actualisent par l'effet des quatre qualités
fondamentales que sont le sec, le froid, l'humide et le chaud. Les lieux
naturels de ces éléments sont disposés <aussi> en couronnes successives
<mais> immobiles autour du centre du monde: la sphère lunaire renferme la
sphère du feu, qui contient celle de l'air qui enclôt à son tour la sphère de
l'eau." (Hespel, 2003, 3).
Les astres ne se déplacent pas, mais sont fixés à des sphères qui, elles, sont en mouvement:
"Les astres n'ont pas de mouvement propre, mais sont transportés parce qu'ils sont fixés dans leurs cercles" (Moreaux II,8,74, 3-4 = 289b).
Chaque sphère a un mouvement propre, et un mouvement qui lui est communiqué par les sphères précédentes. La première sphère, celle des Etoiles fixes, communique donc son mouvement aux autres:
"la Sphère des fixes imprime le mouvement à toutes les Sphères" (Méta., L, 8, p. 692)
Mais ces sphères, étant des corps matériels, ne sauraient, pour Aristote, être d'elles-mêmes en mouvement. Comment expliquer leur mouvement? "Comme Aristote pose en principe l'inertie des corps au repos et d'autre part ignore l'inertie du mouvement, il ne peut expliquer le mouvement éternel des sphères que par la présence d'un «moteur»" (Taton, 1957, 266) que, pour la sphère des Etoiles fixes, il appelle "la Substance première et immobile" (Méta., Λ, 8, p. 692) ou le premier Moteur, qui est immobile et immatériel:
"Le principe et le premier des êtres est immobile : il l'est par essence et par accident, et il imprime le mouvement premier, éternel et un" (Méta., Λ, 8, p. 689).
Cette Substance première est "une substance qui, éternellement et toujours de la même manière, <est> en acte" et où "il n'y <a> rien qui soit en puissance; elle <est> acte pur et séparée de toute matière. <…Mais> Comment ce premier moteur, immatériel et immobile, peut-il mouvoir l'orbe des étoiles fixes? La matière, explique Duhem, désire la forme comme l'épouse désire l'époux, comme ce qui est laid désire la beauté. Cet amour, ce désir, est le principe de tous les mouvements qui se produisent en la matière; il est, en particulier, le principe du mouvement du Ciel suprême" (Duhem, I, 175). Il en est de même pour le mouvement des autres sphères, qui est produit par d'autres substances immobiles et éternelles:
"Il est <…> manifeste qu'autant il y a de mouvements des astres, autant il doit y avoir de substances, éternelles de leur nature, essentiellement immobiles et sans étendue" (Méta., Λ, 8, p. 690).
On aura ainsi une succession d'autres
moteurs immobiles, "dans le
même ordre que celui qui règne entre les mouvements de translation des
astres" (Méta., Λ, 8, p.
690).
2. La terre, avons-nous vu, est sous la dernière sphère du ciel et supporte les lieux naturels des autres éléments terrestres. Aristote va en établir la sphéricité, l'immobilité et la position au centre de l'univers.
a. Aristote affirme et prouve la sphéricité de la terre, en donnant d'abord le pourquoi (tÕ diÒti) à partir de sa théorie physique de la pesanteur, ou plutôt de sa théorie des lourds et des légers, selon laquelle les corps lourds tendent vers le centre de l'univers et les corps légers s'éloignent de ce centre de l'univers. Voici ce qu'il dit de forme de la terre:
"Quant à sa configuration, elle est nécessairement sphérique. Chaque portion de terre a de la pesanteur jusqu'à son arrivée au centre; la plus petite est poussée par la plus grande sans qu'il puisse se former une crête; il y a plutôt compression; une portion fait place à une autre jusqu'à ce que le centre soit atteint. <…> Si c'est, d'une part, dans la même mesure que, de tous les points extrêmes, <les particules> vont vers un centre unique, il est clair que la masse ainsi constituée sera nécessairement régulière de partout, car si l'on ajoute de partout une quantité égale, la surface extérieure du corps obtenu sera nécessairement équidistante du centre. Or cette figure est celle d'une sphère. D'autre part, notre argumentation ne se trouverait pas affectée si les parties de la terre ne se précipitaient pas de toute part dans la même mesure vers le centre" (P. Moraux II,14,98,8-12 et II,14,98,19-99,1 = 297 a).
Ces explications paraîtront plus claires quand on aura bien précisé la physique aristotélicienne des lourds et des légers. Mais Aristote s'appuie évidemment aussi sur plusieurs faits (tÕ Óti) qui prouvent la sphéricité de la terre. D'abord comment expliquer sans la sphéricité de la terre le fait que les lourds forment des angles droits par rapport à la terre, sans que leurs trajectoires soient parallèles:
"<La terre> est <sphérique>, en outre, parce que tous les lourds forment, en tombant, des angles égaux <= droits>, au lieu que leurs trajets soient parallèles. Or telle est la loi naturelle des chutes vers ce qui est sphérique par nature. La terre est donc sphérique en fait, ou, du moins, il est dans sa nature de l'être." (P. Moraux II,14,100,10-13).
Autre fait, qui ne semble pas avoir été repris par les successeurs grecs ou latins d'Aristote (cf. Tannery, 1976, 103), l'ombre circulaire que la terre fait sur la lune, lors des éclipses de lune:
"Autrement, les éclipses de lune ne présenteraient pas les sections que l'on sait. En fait, lors de ses phases mensuelles, la lune offre tous les types de divisions (elle est coupée par une ligne droite ou se fait biconvexe ou creuse), mais lors des éclipses, elle a toujours une ligne incurvée comme limite. Par conséquent, comme l'éclipse est due à l'interposition de la terre, c'est le profil de la terre qui, à cause de sa forme sphérique, produit cette figure." (P. Moraux II,14,100,19-25 = 297 b).
b. Autre point fondamental de la théorie aristotélicienne, l'immobilité de la terre (p. 219). Dans le traité Du Ciel, il donne une raison qui lui paraît totalement suffisante. Elle repose à la fois sur la croyance que le ciel étant "un corps divin" ne peut connaître qu'un mouvement circulaire et sur la théorie, dans la physique aristotélicienne, du mouvement. On peut formuler en ces termes cet argument:
"Au centre de la sphère céleste animée d'un mouvement de rotation, il faut un corps immobile; or si cette sphère était une masse rigide, animée toute entière d'un mouvement de rotation, aucune de ses parties, si petite soit-elle, ne demeurerait immobile; il faut donc qu'une discontinuité sépare le corps central du reste de la sphère qui tourne autour de lui" (Duhem, I, 221)
Les propos mêmes d'Aristote sont peut-être moins clairs:
"Pourquoi le corps du ciel tout entier <ne se meut-il pas sans cesse de façon circulaire>? C'est parce qu'une partie du corps soumis au mouvement circulaire, à savoir, celle qui occupe le centre, doit nécessairement demeurer immobile. Or aucune partie du corps en question ne peut demeurer immobile, ni absolument, ni dans la région du centre. Autrement son mouvement naturel devrait porter ce corps vers le centre. Or, en fait, il se meut naturellement en cercle, car autrement son mouvement ne serait pas éternel. <…> Il est donc nécessaire que la terre existe, puisqu'elle est ce qui repose au centre. Considérons, pour l'instant, cette proposition comme établie; nous y reviendrons plus tard, pour la démontrer" (P. Moraux, 1965, II, 3, 61,17-62,5 = 286 a).
En revenant sur le problème, Aristote donnera trois autres raisons. Il réfutera les théories qui font de la terre "un des astres" ou "qui la situent au centre et prétendent qu'elle oscille et se meut autour de l'axe médian" (P. Moraux, 1965, II,14, 95,2-4 = 296 a) par deux arguments. D'abord l'ensemble de la terre ne peut pas se mouvoir de façon circulaire, comme les astres; car si une partie de la terre était détachée du reste, elle retomberait en se mouvant d'un mouvement rectiligne vers le centre de la terre, qui est aussi le centre de l'univers.
"si la terre se meut, soit qu'elle ait une position excentrique soit qu'elle se trouve au centre, il faut nécessairement qu'elle subisse ce mouvement sous l'effet d'une contrainte, car ce mouvement n'est pas celui de la terre elle-même; s'il l'était, en effet, chaque particule de terre serait, elle aussi, animée de ce mouvement local. Or en réalité, toutes se portent en droite ligne vers le centre." (P. Moraux, 1965, II,14, 95,4-96,1 = 296 a).
Voilà qui paraît logique: l'ensemble de la terre ne peut qu'avoir le même mouvement qu'un morceau de terre. Mais Aristote ne connaît ni l'attraction terrestre ni la pesanteur qui font que tout élément de la terre mis en mouvement artificiellement ne peut que retomber sur la terre, bien que celle-ci soit en mouvement. Et si on arrive à "lui communiquer une vitesse telle que la force centrifuge qui s'exerce sur lui équilibre la force de la pesanteur" (Alpha Encyclopédie, 1972, 5325), cet élément de la terre devient un satellite de la terre, dont l'orbite est circulaire.
En dehors de la sphère des étoiles fixes, qui ne connaît qu'un seul mouvement de rotation, on verra que tous les orbes célestes sont mus par deux ou plusieurs rotations qui se combinent. Tel sera aussi le cas de la terre, si c'est un astre comme les autres. Mais alors
"il se produira nécessairement un déplacement dans les levers et des retours en arrière dans le cours des astres fixes. Or on ne constate rien de pareil, mais en revanche, les mêmes astres se lèvent et se couchent toujours aux même endroits de la terre" (P. Moraux, 1965, II,14, 96,8-11 = 296 a).
Faute de "concevoir l'immensité des distances qui séparent la terre des diverses étoiles fixes", les anciens ne pouvaient pas penser qu'une rotation quelconque de la terre "n'engendrât pour les étoiles aucune parallaxe" (Duhem, I, 227). L'argument d'Aristote ne pouvait que paraître irréfutable aux Anciens. Mais nous savons maintenant que
"La terre tournant autour du Soleil en une année, une étoile paraît ainsi effectuer, sur la voûte céleste, une ellipse dont la dimension est d'autant plus petite que l'étoile est plus éloignée. On appelle parallaxe annuelle l'angle p sous lequel est vu le demi grand axe de l'ellipse apparente décrite dans le ciel par l'étoile. Cette parallaxe est liée à la distance D de l'étoile par la relation: sin p = 1 / D" (Hermann, 19982, 145)
ce qui veut dire qu'il s'agit d'un angle très faible et donc difficilement perceptible.
Aristote signale une dernière observation en faveur de l'immobilité de la terre, qui, elle non plus, n'est pas tout à fait exacte:
"les lourds lancés verticalement vers le haut retombent à leur point de départ, même si la force les projetait infiniment loin" (P. Moraux, 1965, II,14, 97,6-9 = 296 b).
"Cette preuve, comme le disait Pierre Duhem, nous le savons aujourd'hui, est sans valeur; la vitesse initiale de la pierre n'est pas seulement la vitesse verticale et dirigée de bas en haut que l'observateur lui a imprimée en la lançant; il faut y joindre la vitesse dont cet observateur, lié à la terre, était animé; la composition de ces deux vitesses explique pourquoi la pierre retombe presque exactement au lieu d'où elle a été jetée. <Mais néanmoins> longtemps la preuve expérimentale donnée par Aristote restera l'un des arguments invoqués avec confiance par les tenants de l'immobilité de la terre." (Duhem, I, 228).
c. Troisième thèse centrale à propos de la terre, elle se trouve au milieu du Monde: Cette position de la terre est une conséquence de la physique aristotélicienne. Aristote pense en effet qu'il y a deux sortes de mouvements simples: le mouvement circulaire, qui est le propre des substances célestes et donc divines, et le mouvement rectiligne, qui concerne les corps sublunaires, susceptibles de génération et de corruption. Ces mouvements sont tous en rapport avec le centre de l'Univers (tÕ mšson toà p£ntoj):
"Le mouvement autour du centre est circulaire, et le mouvement vers le haut et le bas est rectiligne. J'appelle mouvement vers le haut celui qui part du centre, et mouvement vers le bas celui qui va vers le centre. Toute translation simple doit donc nécessairement partir du centre, ou se diriger vers le centre, ou se produire autour du centre." (P. Moraux, I,2,8,17-20 = 268 b; cf. IV,1,135,15-137,2 = 308 a)
Le mouvement vers le bas est le propre de tout corps lourd (tÕ barÚ),
et le mouvement vers le haut de tout corps léger (tÕ koàfon). Ce mouvement
peut être un mouvement naturel ou un mouvement par contrainte, c'est-à-dire
contre nature (cf. III,2,109, 17-110,15 = 300 a). En
l'absence de tout mouvement par contrainte, le lieu naturel (o„ke‹oj tÒpoj) ou le point
d'aboutissement du mouvement rectiligne vers le bas des lourds est le centre de
l'univers, et celui vers le haut des légers est la région qui confine à l'orbe
de la Lune. Cela admis, il n'est pas nécessaire et il est même faux d'expliquer
l'immobilité de la terre par le fait par exemple qu'elle flotte sur du liquide
(cf. Thalès) ou qu'elle est portée par un tourbillon cosmique (cf. Empédocle).
La terre est immobile parce que en tant que corps lourd, son mouvement naturel
la porte vers le centre de l'univers, qui est son lieu naturel.
"le mouvement naturel de la terre ─ celui des parties et celui de l'ensemble ─ tend vers le centre de l'univers; d'où l'actuelle position centrale de la terre" (P. Moraux II,14,96,12-15 = 296 a).
"Si la terre se porte naturellement, comme on le constate, de n'importe où vers le centre, et si, en revanche, le feu va du centre vers l'extrémité, aucune partie de la terre ne peut être transportée loin du centre, sauf par contrainte. C'est en effet, un mouvement unique qu'a un corps unique, et un mouvement simple qu'a un corps simple, et non point des mouvements contraires. Or le mouvement qui part du centre est contraire à celui qui s'y rend. Si donc aucune des parties de la terre ne peut s'éloigner du centre, il est clair que sa totalité le peut bien moins encore: où va naturellement la partie se rend également aussi, par nature, la totalité. Dès lors, puisqu'elle ne peut être mue, faute d'une force supérieure, elle doit nécessairement demeurer au milieu" (P. Moraux II,14,97,12-22 = 296 b).
Il faut reconnaître que tout cela forme une
théorie explicative très cohérente. Si la terre est à la fois sphérique et
lourde, elle est forcément immobile au centre de l'univers. Car chacune de ses
parties, qui, en tant que lourde, est naturellement mue vers le centre de
l'univers, ne peut aller au-delà de ce centre, sous peine de ne plus être
lourde, mais légère, et trouve donc son repos naturel au centre de l'univers.
Et pour que cela soit vrai de chacune, il faut qu'ensemble elles forment une
sphère et que le centre de cette sphère soit le centre de l'univers. Aristote
souligne bien cette identité des deux centres, en y voyant même une difficulté
toute théorique:
"Puisque les deux centres se confondent, on pourrait soulever une difficulté: vers quel centre les corps pesants et les parties terre se portent-ils selon la nature? Gagnent-ils le centre parce qu'il est le centre de l'univers ou parce qu'il est le centre de la terre?" (P. Moraux II,14, 96,15-18).
Il résout ce conflit tout à fait logiquement en faveur du centre de l'univers:
"Ils vont nécessairement vers le centre de l'univers, car les légers et le feu, dont la direction est opposée à celle des lourds, gagnent l'extrémité du lieu qui enveloppe le centre. Mais il se trouve que le même endroit est à la fois le centre de la terre et le centre de l'univers. Les corps en question se dirigent aussi vers le centre de la terre, mais par accident, du fait que la terre a son milieu au centre de l'univers. Qu'ils se dirigent aussi vers le centre de la terre, en voici un indice: les lourds en mouvement vers la terre ne vont point parallèlement, mais forment des angles égaux <c'est-à-dire droits>; ils vont donc vers un point unique, le centre, qui est aussi celui de la terre." (P. Moraux II,14, 96,18-97,4 = 296 b).
Mais cette discussion purement théorique invalide, pour les modernes, la belle théorie d'Aristote. Car ce n'est pas vers le centre du monde, mais vers le centre de la terre que les corps sont attirés par la force que, maintenant, on appelle la pesanteur. On remarquera que le terme même de pesanteur est à la fois un hommage à Aristote et une critique de sa théorie. Tous les corps terrestres en effet sont des lourds; il n'y a pas des lourds et des légers. Ce qu'Aristote considérait comme des légers ne sont que des lourds dont la densité est moindre, ce qui peut donner l'impression trompeuse qu'il s'éloigne du centre de la terre. En outre cette pesanteur n'est pas une force exercée par les corps en question, mais une attraction qu'ils subissent. Le point de vue des modernes tout en reprenant des choses aux Anciens n'en est pas moins radicalement différent.
3. Les astres: Aristote, dans le traité "Du Ciel", prétend que
"L'opinion la plus rationnelle et la plus conséquente avec nos exposés antérieurs, c'est de dire que chaque astre est fait du corps au sein duquel il se trouve avoir sa translation" (P. Moraux II,7,71,15-18 = 289 a)
et qu'en tout cas ils "ne sont pas de
nature ignée, ni transportés dans du feu" (P. Moraux II,7,72,14 = 289 a).
Il établit en outre qu'ils "sont sphériques et <…> ne se meuvent pas
par eux-mêmes" (P. Moraux II,9,78,23-24 = 291 a).
En ce qui concerne leur ordre, leur distance et leur révolution, il se contente
de dire que ces questions "doivent être étudiées d'après les données de
l'astronomie (perˆ
¢strolog…an), où elles sont suffisamment
débattues" (P. Moraux II,10,79,3-4 = 291 a).
Mais dans La Métaphysique, Aristote admet la théorie d'Eudoxe et de son disciple Callipe, en la modifiant légèrement. Eudoxe est un astronome et un mathématicien qui inventa le système des sphères homocentriques pour en quelque sorte sauver les mouvements apparents des 7 astres errants, système dont le principe est le suivant. Alors que les étoiles fixes sont serties sur un corps solide, appelé orbe ou sphère, qui tourne d'Orient en Occident, à une vitesse régulière, autour de l'axe du monde, Eudoxe a proposé de situer la planète sur une sphère S2 tournant autour d'un axe incliné XY en sens inverse d'une autre sphère S1, qui a le même centre, mais qui a pour axe de rotation le diamètre AB de la sphère S2. Car si la sphère S1 tourne autour de son axe AB, l'axe XY tourne avec elle, développant un volume formé de deux cônes sommet à sommet. Si les deux sphères tournent à la même vitesse constante, S1 de droite à gauche et S2 de gauche à droite, alors un point P de l'équateur de S1 décrira une courbe en huit, avec progression vers la gauche, puis rétrogradation vers la droite, puis progression vers la gauche, ce qui correspond aux mouvements irréguliers que l'on observe pour les planètes.
Figure de O'Connor, J.J., & Robertson, E.F., "Eudoxus of Cnidus",
School of Mathematics and Statistics,
http://www-history.mcs.st-andrews.ac.uk/history/Mathematicians/Eudoxus.htm
Cela admis, voici comment Aristote résume la théorie des astres proposée par Eudoxe. D'abord le soleil et la lune:
"Eudoxe expliquait le mouvement de translation du Soleil et de la Lune au moyen de trois Sphères pour chacun de ces astres. La première a le même mouvement que la Sphère des Etoiles fixes, la seconde se meut dans le cercle qui passe le long du Zodiaque, la troisième se meut dans le cercle qui est incliné à travers la largeur du Zodiaque; mais le cercle dans lequel la Lune se meut est incliné suivant un angle plus grand que le cercle dans lequel le Soleil se meut" (J. Tricot, 19532, II, 691-692: Méta. L,8,16-21 = 1073 b)
La première sphère, qui est la plus extérieure, "explique le mouvement diurne apparent, en vingt-quatre heures du Soleil autour de la Terre, de l'Est à l'Ouest" (Tricot, 19532, II, 691, note 3). La deuxième, "c'est le mouvement annuel d'Ouest en Est, du Soleil, autour d'un axe normal à l'Ecliptique; il produit l'alternance des saisons" (Tricot, 19532, II,692, note 1).
Ensuite les planètes:
"Le mouvement des planètes exige, pour chacune d'elles, quatre Sphères: la première et la seconde Sphères ont le même mouvement que la première et la seconde du Soleil et de la Lune (car la Sphère des Fixes imprime le mouvement à toutes les Sphères, et la Sphère qui est placée au-dessous de la précédente et qui a son mouvement dans le cercle qui passe par le milieu du Zodiaque, est commune à toutes les planètes)3;
<3. En d'autres termes: toutes les planètes ont le mouvement
diurne d'Est en Ouest et le mouvement annuel le long de l' Écliptique,
comme le Soleil et la Lune.>
la troisième Sphère de chaque planète a ses pôles dans le cercle qui passe par le milieu du Zodiaque4,
<4. A savoir, l'Écliptique. La troisième Sphère a ses pôles aux deux points opposés du cercle zodiacal, les pôles étant eux-mêmes dans le mouvement de la seconde Sphère.>
et le mouvement de la quatrième Sphère est dans un cercle qui est incliné par rapport à l'Équateur de la troisième Sphère; et les pôles de la troisième Sphère sont différents pour chaque planète, à l'exception de ceux de Vénus et de Mercure, qui coïncident." (J. Tricot, 19532, II, 692-693: Méta. L,8,22-31 = 1073 b).
Cette différence entre les planètes correspond au fait que Mercure et Vénus sont des planètes inférieures, c'est-à-dire des planètes "dont l'orbite passe entre le Soleil et la terre" (Hermann, 19982, 79), alors que les autres, à savoir pour les anciens Mars, Jupiter et Saturne, sont des planètes supérieurs, c'est-à-dire des planètes "tournant autour de l'ensemble Soleil-Terre" (Hermann, 19982, 79).
Eudoxe arrive ainsi à un système formé de 26 Sphères. Son disciple Calippe "pensait, nous dit Aristote, qu'il faut ajouter deux autres Sphères au Soleil et deux autres à la Lune, si l'on veut rendre compte des phénomènes, et aussi une Sphère supplémentaire à chacune des planètes restantes" (J. Tricot, 19532, II, 693: Méta. L,8,35 = 1073 b), ce qui faisait un système à 33 Sphères. Aristote, pour sa part, estime qu'"il est nécessaire, pour que toutes ces Sphères combinées puissent rendre compte des faits observés" (J. Tricot, 19532, II, 693: Méta. L,8,35 = 1073 b-1074 a) d'ajouter au système de Calippe au moins 14, et au mieux 22 Sphères, ce qui fait finalement un système à 55 Sphères. Le problème est, comme ce sera toujours le cas tout au long de l'histoire de l'astronomie, de trouver un modèle mathématique qui rende compte de tous les observables et notamment, en ce qui concerne les astres, des irrégularités de leurs mouvements qui ont déjà été observées ou qui viennent à être observées.
Or le système des sphères homocentriques est incapable d'expliquer
un certain nombre de faits. Notamment on savait déjà au temps d'Eudoxe et de Calippe que plusieurs planètes avaient des diamètres
apparents variables et qu'elles n'étaient donc pas toujours à la même distance
de la terre. S'il faut en croire Sosigène (cf. Duhem,
I, 402-403), même Aristote aurait émis des doutes sur la validité de ce système
dans ses Problèmes de Physique (Fusik¦ probl»mata),
ouvrage d'Aristote qui par ailleurs nous est totalement inconnu. Quoi qu'il
en soit, les successeurs d'Aristote se sont efforcés de trouver de nouvelles
théories pour "sauver les apparences", comme on le disait depuis
Platon.
B. débats et modifications après Aristote: Ces théories pouvaient être des améliorations ou des corrections du système d'Aristote; mais ce pouvait être aussi des théories de rechange.
1. Système héliocentrique: Certains astronomes ont notamment rejeté le principe aristotélicien de l'immobilité de la Terre. Héraclide du Pont, qui était sûrement, avec certains pythagoriciens de son temps la rotation de la terre sur elle-même, a trouvé un moyen très simple d'expliquer l'anomalie de Vénus, qui, comme le rappelait déjà Platon, "tantôt dépasse le Soleil, tantôt se laisse dépasser par lui, tout en gardant une vitesse moyenne exactement égale à celle du Soleil" (Duhem, I, 406). Il a supposé que le Soleil tournant autour de la Terre, Vénus tournait sur un épicycle dont le Soleil était le centre. Comme le montre bien la figure suivante, quand Vénus est sur l'arc VBV', elle semble de la Terre suivre le
Figure tirée de Duhem 19652, I, 497
Soleil, et quand elle est sur l'arc V'AV, elle semble précéder le Soleil. Mais quand elle est sur l'arc AVB, elle semble aller dans le sens inverse du Soleil, et quand elle est sur l'arc BV'A, elle semble aller dans le même sens que le Soleil. Il est probable que Héraclide du Pont a décrit de la même façon le mouvement de Mercure, et peut-être aussi celui des autres planètes. Certains philologues, interprétant un passage difficile de Simplicius sur Héraclide du Pont, supposent même qu'il fit tourner la Terre autour du Soleil, comme le fera incontestablement Aristarque de Samos (fl. vers 280), dont Archimède a très précisément indiqué et commenté l'hypothèse héliocentrique.
2. Système des excentriques:
Mais, comme le remarque justement Duhem, "ni Héraclide du Pont, ni
Aristarque de Samos, en développant leur hypothèse héliocentrique, n'avaient
rien fait qui pût sauver les variations du diamètre apparent du Soleil ni
l'inégale durée des saisons" (Duhem, I, 429-430). Par contre si on admet
que le Soleil a bien un parcours circulaire à vitesse constante, mais que la
Terre n'est pas placée au centre de cette circonférence, il pourra être plus ou
moins distant de la Terre, sa distance variant entre l'apogée, le point de sa
course le plus distant de la terre et un périgée, le point le plus voisin de la
Terre. Et sa vitesse, bien que constante, nous paraîtra variable, semblant la
plus petite, lorsqu'il passe à l'apogée, et la plus grande, quand il passe au
périgée. De même son diamètre apparent sera le plus petit à l'apogée, et le
plus grand au périgée. C'est cela le système des sphères excentriques,
c'est-à-dire des sphères qui tournent bien autour de la Terre, mais dont le
Terre n'est pas pour autant le centre. Pour un péripatéticien, ce système est un
peu boiteux. Certes la Terre est bien immobile, mais elle cesse d'être le
centre du Monde. On a échafa
udé un autre système qui, tout en sauvant les mêmes apparences que le système
des excentriques, avait l'immense mérite de laisser la Terre au centre de l'Univers.
C'est le système des épicycles.
3. Système des épicycles: Ce système doit certainement quelque chose aux hypothèses d'Héraclide du Pont. Il considère que les planètes décrivent un cercle secondaire, appelé épicycle, autour d'un centre C, lequel décrit lui-même un cercle, appelé cercle déférent, qui a pour centre la Terre et le centre du monde. C'est une idée comparable à celle d'Héraclide du Pont pour Vénus, à cette différence près que la planète ne tourne pas autour du Soleil, comme chez Héraclide du Pont, mais autour d'un simple point du cercle déférent. A chaque planète correspond évidemment un cercle déférent propre, qui est parcouru d'un mouvement uniforme d'Occident en Orient en un temps propre, lequel est la durée de sa révolution zodiacale. Et sa vitesse, bien que constante, nous paraîtra variable, semblant la plus petite, lorsque la planète passe à l'apogée, et la plus grande, quand elle passe au périgée. De même, son diamètre apparent sera le plus petit à l'apogée, et le plus grand au périgée.
Si on ne peut pas préciser qui a inventé le système des épicycles et le système des sphères excentriques, on sait au moins que ces deux systèmes sont les fondements et de l'astronomie d'Hipparque, le plus célèbre astronome avant Ptolémée (fl. 128-127 avant J.-C.), et de l'astronomie de toute l'Ecole alexandrine. Si l'on en croit Théon de Smyrne, Hipparque aurait déclaré "digne de l'attention du mathématicien" la recherche qui expliquerait l'équivalence entre ses deux systèmes apparemment si différents, ce qui prouverait qu'Hipparque était plus astronome que mathématicien. Ces deux systèmes sont en effet équivalents, comme le démontreront assez facilement les mathématiciens postérieurs.
Si en effet le Soleil parcourt une circonférence E de centre C, différent du centre T de la Terre, et de rayon R. Il fait le même parcours que s'il était porté par un épicycle e de rayon TC (la distance entre de l'excentrique E et le centre de la Terre) et de centre g, le centre g décrivant en un an un cercle déférent D, de centre T et de rayon R. Si A est l'apogée du
Fig. de Duhem 19652, II, 435
Soleil, et S sa position au bout d'un certain temps, on peut construire un parallélogramme dont TC et CS sont deux côtés consécutifs et obtenir ainsi le quatrième sommet g de ce parallélogramme. A chacune des positions du Soleil, Tg est égal à CS et donc à R. Donc le lieu géométrique de g est une circonférence dont le centre est T, la Terre. D'autre part, l'angle ATg étant égal à l'angle ACS, puisque CS et Tg sont parallèles, le point g se meut sur la circonférence de centre T exactement comme le point S, le Soleil, se meut sur la circonférence E. Il la parcourt donc d'Occident en Orient, en un an, comme S parcourt la circonférence E en un an. Mais gS étant à chaque fois égal à TC, cela veut dire que S est toujours sur un cercle de rayon TC et de centre g. Donc S est toujours et sur le cercle excentrique E et sur l'épicycle e. Si maintenant on prolonge Tg jusqu'à son intersection a avec le cercle e, il est clair que Ta est égal à TA, puisque TA et Ta sont tous les deux la somme du rayon R de E (respectivement CA et Tg) et du rayon de e (respectivement TC et ga). Ceci veut dire que la position a sur l'épicycle correspond à l'apogée A sur l'excentrique. Quand de la position A il est arrivé à la position S, il a parcouru sur le cercle e l'arc aS. L'angle agS de l'épicycle étant égal à l'angle gTA, puisque gS et TC sont parallèles, il est clair que "le Soleil se meut sur le cercle épicycle e avec la même vitesse angulaire que le point g sur le cercle déférent D, mais en sens contraire" (Duhem, I, 436). Si donc on admet cela, il devient évident qu'un même parcours circulaire peut être décrit par un cercle excentrique ou par un épicycle par rapport à un cercle déférent. Il y a donc équivalence entre ces deux systèmes de description. Et les mathématiciens alexandrins développeront d'autres démonstrations géométriques du même genre.
C. Synthèse de Ptolémée: Si Ptolémée est le grand nom de l'astronomie grecque et si son ouvrage d'astronomie est quasiment le seul à avoir entièrement traversé les siècles, c'est parce qu'il présente une synthèse de presque toutes les connaissances astronomiques de l'Antiquité. C'est d'ailleurs très souvent par lui qu'on connaît les travaux de ses prédécesseurs. Mais cette synthèse n'est pas une simple compilation; c'est une synthèse originale qui a été nourrie par les recherches et les observations personnelles de son auteur. Ptolémée est un esprit énorme, qui "naquit vers 100 ap. J.C., <…> travailla principalement à Alexandrie, et <qui> mourut vers 180" (Aujac, 1993, 10). Voici comment Germaine Aujac, sa dernière traductrice, brosse, en quelques mots, son portrait:
"Astronome, astrologue, théoricien de la musique, géographe, Ptolémée est surtout in spécialiste du cosmos,, mot qui, en grec, signifie ordre et beauté, mais qui sert aussi à désigner l'univers, ce composé harmonieux de la terre et du ciel, des hommes et des astres" (Aujac, 1993, 8).
Il nous reste de lui trois traités importants:
"la Syntaxe Mathématique d'abord <…>, où les diverses composantes du système terre-ciel sont étudiées par la géométrie; l'Apotélesmatique ensuite ou Tétrabible, le bréviaire des astrologues, qui présente un tableau des influences astrales sur les divers pays et sur leurs habitants; le Guide Géographique enfin (ou, pour faire court, la Géographie), qui donne toutes les directives utiles pour tracer une carte générale, et des cartes régionales, du monde habité,avec ses extensions récentes" (Aujac, 1993, 8-9).
Il faut savoir que l'ouvrage d'astronomie Syntaxe mathématique (Maqhmatik¾ sÚntaxij) a
tellement été admiré par les commentateurs et les astronomes arabes qu'ils
"l'ont appelé le Grand, al Majesti, et les astronomes chrétiens du Moyen-Age lui
ont conservé ce nom d'Almageste"
(Duhem, 1, 467) .
A la Syntaxe mathématique,
il faudrait ajouter un autre traité en deux livres, intitulé Les hypothèses des astres errants (`Upoqšseij
tîn planwmšnwn), dont le deuxième livre n'est connu que par
"une médiocre version arabe" (Duhem, 2, 87). "Ptolémée y change
fort peu de choses à ce qu'il avait dit dans la Syntaxe. La modification la plus importante touche à la théorie du
changement d'inclinaison de l'épicycle" (Duhem, 2, 87).
1) Principes aristotéliciens et traditionnels: Ptolémée, dans la première moitié du premier livre de sa Composition mathématique, mentionne, dans leur grande ligne, "les hypothèses indispensables à l'intelligence des divers points de doctrine qu'<il va> exposer, et des conséquences <qu'il va> en tirer" (G. Aujac, 1993, 221). Ces hypothèses rappellent incontestablement celles que l'on a pu trouver dans le Du Ciel d'Aristote; mais Ptolémée ne les rattache nullement à la personne d'Aristote. Ce sont donc pour lui les hypothèses traditionnelles en astronomie. Ils les résument en ces termes:
"Ce qu'il faut admettre d'abord est à peu près ceci: le ciel est sphérique et se meut à la manière d'une sphère; la terre est, du point de vue de sa forme, approximativement sphérique elle aussi, prise dans son ensemble; en position, elle est placée ai milieu du ciel entier, comme en un centre; en grandeur et en distance, elle est dans le rapport d'un point avec la sphère des fixes, et ne fait aucun mouvement de translation. Sur chacun de ces ponts, nous allons procéder à un bref rappel" (Aujac, 205).
a. Raisonnement par l'absurde: Il est intéressant de signaler que pour établir ces hypothèses, Ptolémée recourt souvent au raisonnement par l'absurde. Voilà par exemple comment il établit que la terre est au centre du ciel:
"on doit admettre que les phénomènes ne se produiront tels que nous les voyons que dans l'hypothèse où la terre est au milieu du ciel, jouant le rôle de centre pour la sphère.
Si l'on refuse cette idée, il y a trois possibilités: ou bien la terre est à l'extérieur de l'axe, à égale distance de chaque pôle; ou bien placée sur l'axe, elle est plus proche de l'un des deux pôles; ou bien elle n'est ni sur l'axe ni à égale distance des deux pôles" (Aujac, 212-213).
Or le premier cas est impossible, car il n'y aurait pas d'équinoxe. Dans le deuxième cas,
"le laps de temps compris entre le lever et le passage au méridien ne serait pas égal à celui qui sépare le passage au méridien du coucher. Or tout cela est bien évidemment en contradiction flagrante avec les phénomènes" (Aujac, 214).
"Il est clair, dans ces conditions, que l'on ne peut pas admettre non plus la troisième position: les objections formulées contre les deux premières feraient chorus contre elle." (Aujac, 215).
Un autre exemple de ces raisonnements par l'absurde est particulièrement intéressant, parce que, finalement, l'absurde n'est pas là où on le croit. Il ne pense pas possible d'être d'accord avec ceux qui
"prétendent que rien n'empêche de supposer par exemple que le ciel est immobile et que la terre tourne autour de son axe d'ouest en est, avec une rotation à peu près complète en un jour" (Aujac, 219),
hypothèse que Héraclide de Pont avait formulée, comme nous l'avons vu précédemment. Les tenants de cette hypothèse devraient effectivement
"reconnaître que la rotation de la terre serait le plus impétueux de tous les mouvements que l'on constate autour d'elle; la terre en effet, en un temps fort bref, accomplirait une révolution si considérable que tous les objets qui ne s'appuieraient pas sur elle paraîtraient se mouvoir toujours dans le même sens, inverse de celui de la terre; pas un nuage ne paraîtrait aller vers l'orient, pas un oiseau en vol, pas un projectile n'irait vers l'est, car la terre les prendrait toujours tous de vitesse, et les précèderaient dans son mouvement vers l'orient, si bien que, la terre excepté, tout le reste semblerait faire marche arrière en direction de l'occident" (Aujac, 220).
Voilà qui serait absurde. Malheureusement pour Ptolémée, on découvrira un jour que ce raisonnement qui paraît juste contredit en fait le principe de la relativité du mouvement, que Claude Allègre présente à l'aide de la situation suivante:
"Supposons que nous soyons sur un bateau, voguant à pleine vitesse. Un marin lance en l'air un objet assez lourd. Où va-t-il retomber? Dans la mer, penseront certains <dont, ajouterais-je, Ptolémée ferait partie>, si la vitesse du bateau est suffisante. Eh bien non. L'objet lancé en l'air retombe au pied du marin. Pourquoi? Parce que tout objet situé sur le bateau possède la même vitesse que le bateau. L'inertie joue bien son rôle, mais son rôle par rapport à la référence que constitue le bateau" (Allègre, 2003, 57)[1].
b. Autres hypothèses traditionnelles: Après avoir développé ses 5 hypothèses fondamentales, Ptolémée en ajoute une dernière, avant de poursuivre son premier chapitre introductif par des théorèmes et des démonstrations concernant la géométrie des sphères.
"Voici <…> encore une autre hypothèse d'ensemble qu'il faudrait à juste titre mettre au rang des préliminaires. Il existe dans le ciel deux premiers mouvements différents:
─ l'un, qui emporte toute chose d'orient en occident, en une rotation éternellement identique à elle-même et à vitesse constante, le long de cercles parallèles entre eux autour des pôles de cette sphère qui entraîne toute chose en un mouvement uniforme <…>
─ l'autre, en vertu duquel les sphères des planètes, obéissant à un mouvement inverse du précédent, se meuvent autour d'autres pôles, différents des pôles de le première rotation" (Aujac, 221).
2. Le système de Ptolémée: Au-dessus de la sphère des étoiles fixes, Ptolémée postule une première sphère sans astres, qui est "la sphère motrice de la sphère des étoiles".
Au-dessous de ces deux premières sphères, il admet pour chacune des planètes dites aujourd'hui supérieures ─ c'est-à-dire à l'époque seulement Saturne, Jupiter et Mars, ainsi classés dans l'ordre décroissant de leur distance par rapport à la terre ─ une deux combinaisons de quatre surfaces sphériques. Les deux surfaces sphériques extérieure (S) et intérieure (s) ont pour centre le centre du Monde (C). Entre ces deux surfaces sphériques sont inscrites les deux autres surfaces sphériques (S' et s'), qui, elles, ont pour centre le centre le centre de l'excentrique de la planète (C'). Et entre ces deux surfaces sphériques inscrites se trouve "la sphère de la planète", à savoir l'orbe déférent (D), dont le centre est l'excentrique propre à la planète (C'), et à l'intérieur duquel est logée la sphère épicycle (E) dans laquelle est enchâssée la planète. Les masses solides qui entourent cette sphère de la planète (A et a) "sont animées, chacune, de deux rotations autour d'axes passant par le centre du monde (C); l'une de ces rotations, la révolution diurne, s'effectue d'Orient en Occident autour de pôles qui sont les pôles du Monde; l'autre, très lente et marchant d'Occident en Orient, a pour pôles, les pôles de l'écliptique" (90-91). Elles communiquent leur double rotation à la sphère du déférent.
Au-dessous de la combinaison de sphères de Mars se trouve la sphère du Soleil, qui est la plus simple, le Soleil étant directement enchâssé dans un déférent (c'est-à-dire une sphère excentrique) sans épicycle.
Au-dessous de cette sphère du Soleil, Vénus appartient à une combinaison de quatre surfaces sphériques identique à celle des planètes supérieures. Puis vient Mercure, qui a besoin d'une combinaison de six surfaces sphériques; car le centre de l'excentrique de Mercure ne serait pas fixe, d'après Ptolémée. Entre les deux surfaces sphériques extrêmes (S et s), qui tournent autour du centre du Monde (C), se trouvent deux surfaces sphériques (S' et s') dont le centre est un point (C') différent du centre du Monde. Et entre ces deux surfaces sphériques se trouvent deux autres surfaces sphériques parallèles (S'' et s''), qui ont pour centre le pont symétrique du centre du Monde par rapport au centre excentrique (C'). C'est entre ces deux dernières surfaces sphériques que se trouve la sphère de Mercure, c'est-à-dire le déférent à l'intérieur duquel est logé l'épicycle dans lequel est enchâssée la planète Mercure. Les deux masses solides supplémentaires (B et b) sont, toutes deux, animées d'un mouvement de rotation identique à la rotation que Ptolémée admet pour le centre de l'excentrique. Constituant ainsi la sphère déférente de l'excentrique, elles transmettent leur rotation à la sphère déférente de l'épicycle (D).
Au-dessous de la combinaison de sphères de Mercure, il y a celle de la Lune, dont Ptolémée a particulièrement étudié les anomalies. Il l'accroche à un épicycle dont le centre (C) se meut sur un cercle déférent excentrique à une vitesse angulaire "uniforme non par rapport au centre (D) mais par rapport à la Terre (T)" (Verdet, 1998, 35), le centre (D) du déférent parcourant lui-même un petit cercle qui a pour centre la Terre (T). La position de la Lune est ainsi déterminée par trois segments: le rayon du petit cercle qui va de la Terre au centre du cercle déférent (TD), le rayon qui va du centre du déférent au centre de l'épicycle (DC) et,
fig. : La Lune (d'après Verdet, 1998, 36)
bien sûr, le rayon qui va du centre de cet épicycle à la Lune (CL). Mais ainsi "Ptolémée se met en contradiction avec le principe essentiel du mouvement circulaire uniforme <…>, le mouvement <étant> circulaire par rapport au point D, mais <…> uniforme par rapport au point T" (Verdet, 1998, 36).
La sphère de la Lune, comme chez Aristote, sépare le monde céleste, éternel et incorruptible du monde sublunaire, où règne le changement et la corruption.
3. Ptolémée et Aristote: Si ses hypothèses préliminaires sont en accord avec la théorie aristotélicienne, il faut bien voir que le système de Ptolémée n'est pas franchement aristotélicien. Certes il n'est pas en rupture avec Aristote comme pouvait l'être le système d'Aristarque et comme le sera celui de Copernic, puisqu'il est géocentrique. Mais c'est un système géocentrique où la terre n'est pas vraiment au centre de l'univers et où par conséquent les sphères ne sont plus homocentriques à la terre, comme le voulaient Eudoxe et Aristote. Il serait plus exact de dire que la Terre est appelée le centre du Monde, mais les sphères planétaires de l'univers n'ont pas pour centre ce prétendu centre du Monde.
Ces écarts toutefois n'étaient nullement vus comme des critiques objectives de la conception aristotélicienne, mais bien plutôt comme des modifications et des améliorations de celle-ci, améliorations tout à fait comparables aux modifications qu'Aristote avait lui-même apportées à la théorie d'Eudoxe, pour être à la fois plus prêt des observables et plus logique. Ces modifications restaient en effet dans le cadre général d'un univers formé de sphères célestes tournant autour de centres proches de la Terre, et elles changeaient d'autant moins l'esprit de la théorie de l'Univers d'Aristote qu'il était facile de démontrer mathématiquement l'équivalence entre un système de sphères à épicycles, un système de sphères excentriques et un système de sphères homocentriques. Il a même été possible, lors du renouveau médiéval de l'aristotélisme, à un non spécialiste du ciel comme Thomas d'Aquin de ne pas trancher entre la théorie de Ptolémée et celle d'Aristote.
A cela il faut ajouter que la théorie raisonnée de l'astronomie développée après Aristote et notamment par Ptolémée se fonde sur des observations terrestres à la portée de tout le monde. La rotation des astres autour de la terre est tellement évidente qu'Aristote se contente de dire:
"la rotation de l'univers est un fait
observable, et nous l'avons admise" (Moraux II, 4, 65 = 287a) (fa…netai
kaˆ ØpÒkeitai kÚklwi perifšresqai tÕ
p©n plus littéralement: «il apparaît et
on pose le principe que l'univers est en rotation circulaire»; on serait tenté
de gloser en disant: «il apparaît et donc on pose le principe que l'univers…»)
Il va surtout s'efforcer, comme nous l'avons vu précédemment, d'en donner des preuves théoriques. Ptolémée au contraire est beaucoup plus explicite:
"Les premières idées sur la question sont probablement venues aux Anciens à la suite d'observations de ce type: ils voyaient le soleil, la lune et tous les astres tourner d'est en ouest, en suivant toujours des cercles parallèles; ces astres, venus d'en bas, se levaient en semblant surgir de terre; ils montaient alors graduellement jusqu'à un point culminant, puis redescendaient de semblable manière, s'abaissant progressivement jusqu'à finalement disparaître, en ayant l'air de tomber en terre; après avoir disparu un certain temps, comme prenant un nouveau départ, ils recommençaient à se lever et à se coucher, aux mêmes heures et aux mêmes lieux, pour les levers comme pour les couchers, avec dans l'ensemble une grande régularité et beaucoup de similitude dans le retour des mouvements" (d'après Aujac, 1993, 206).
Ces observations a priori évidentes et les autres données factuelles utilisées sont interprétées à l'aide de la seule physique à la fois complète et cohérente de l'Antiquité qu'est la Physique d'Aristote. Cette physique, que Jean-Pierre Verdet appelle justement "une physique du bon sens et du quotidien" (Verdet, 1990, 82), repose notamment sur la théorie des lieux et la théorie des graves qui semblent toutes deux expliquer logiquement ce que chacun croit pouvoir observer et qui ne seront tenues en échec que par d'autres observations sur la chute des corps faites au 16e siècle, précisément par Galilée. Tant que ces faits nouveaux n'ont pas été mis en évidence, il faut bien reconnaître que l'attitude de Ptolémée semble parfaitement scientifique, quand il rejette par exemple la théorie de l'immobilité du ciel et de la mobilité de la terre. Il le fait en effet en disant que si elle est théoriquement possible, elle n'est pas en accord avec les observables connus:
"ils prétendent que rien n'empêche de supposer par exemple que le ciel est immobile et que la terre tourne autour de son axe d'ouest en est, avec une rotation à peu près complète en un jour <…>. Il n'y a qu'une chose qui leur échappe: même si, du point de vue des phénomènes célestes, rien à la rigueur n'empêcherait que, pour plus de simplicité, il en soit ainsi, en revanche, du point de vue de ce qui se passe autour de nous et dans l'atmosphère, une telle opinion serait, à l'évidence, parfaitement ridicule" (Aujac, 1993, 219).
On conclura sur ce point en disant à la suite de Jean-Pierre Verdet:
"La cosmologie de Ptolémée est tributaire d'une physique qui l'a précédée de cinq siècles, celle d'Aristote: physique fausse, bien sûr, et en particulier dynamique fausse où les forces sont proportionnelles aux vitesses, mais physique du bon sens, d'un certain vécu, et au service de laquelle Aristote avait mis sa logique implacable" (Verdet, 1990, 87).
En ultime conclusion, je voudrais défendre la mémoire d'Aristote. Ce dernier a été condamné sans appel par un animateur de la télévision qui, récemment, présentait le livre de Claude Allègre Un peu de sciences pour tout le monde, en caricaturant, ou à tout le moins en forçant le jugement que le scientifique portait sur Aristote. Il ne faut pas ne retenir que la partie centrale de ce jugement. Claude Allègre présente en ces termes Aristote:
"Aristote est, dit-on, le plus grand philosophe de l'Antiquité. <…>
Il était l'élève de Platon, lui-même élève de Socrate, il a été le professeur d'Alexandre le Grand ─ un CV à toute épreuve!
Or, nous le constaterons tout au long de cet ouvrage, en sciences, il s'est trompé sur à peu près tout et a causé des dégâts considérables. Et pourtant, sa méthode pour aborder les questions scientifiques était la bonne!
Lucide sur les méthodes, il s'avéra incapable de les appliquer correctement" (Allègre, 2003, 16)
Nous avons vu en effet que la méthode dont Aristote a proposé la théorie est effectivement tout à fait scientifique, au sens moderne du mot. Cela, Claude Allègre le reconnaît expressément. Mais il est quelque peu injuste de dire, comme il le fait, qu'Aristote n'a pas su l'appliquer correctement. Car il l'a appliquée aux observables connus de son temps. Etant certes plus philosophe que physicien, il n'a pas dû se livrer personnellement à des observations et à des expérimentations sur les réalités physiques dont il parlait, comme a pu le faire Galilée au 16ème siècle. Aristote ne s'est donc appuyé que sur des observations que tout le monde pouvait faire et croyait pouvoir interpréter. On ne peut pas lui reprocher d'avoir ignoré des données physiques qui ne seront entrevues qu'au 14ème siècle par Nicolas Oresme et établies qu'au 16ème siècle par Galilée, mais qui ne seront formalisées et expliquées qu'au 17ème siècle par Newton. Si on veut savoir pourquoi il a fallu attendre le 17ème siècle, Claude Allègre nous en donne la raison:
"Tout simplement parce que l'appareil mathématique dont disposait Galilée était trop rudimentaire. Il ne connaissait pas l'algèbre. Galilée ne connaissait pas ce qui, vingt ans plus tard, sera un instrument d'usage courant pour les scientifiques. Il n'avait à sa disposition que la géométrie d'Euclide et de Pythagore, ou peu s'en faut. C'était certes beaucoup, mais encore insuffisant pour bien comprendre!" (Allègre, 2003, 51).
Références bibliographiques
Allègre, Claude, 2003, Un peu de science pour tout le monde, Paris, Fayard, 405p.
Aristote, 20032, Du Ciel, texte établi et traduit par Paul Moraux, Paris, Les Belles Lettres, 166p.
Aujac, Germaine, 1993, Claude Ptolémée, astronome, astrologue, géographe. Connaissance et représentation du monde habité, Paris, Editions du CTHS, 428p.
Duhem, Pierre, 19652, Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, t. I et t. II, Paris, Hermann, 512p. et 522p.
Hermann, Joachim, 19982, Atlas de l'astronomie, trad. de Yvonne Sériès, (original: 1993), Librairie générale française, 288p.
Hespel, Bertrand, 2003, Outre Newton. Quelques images du monde à l'Age classique, Bern/Berlin…, Peter Lang, 299p.
Ptolémée, Claude, 1813 et 1816, Composition mathématique, traduite par M. Halma, avec le texte grec, Paris, Hermann, 2 vol., 48 + 476p. et 40 + 446p.
Tannery, Paul, 19762, Recherches sur l'histoire de l'astronomie ancienne, (1ère éd.: 1893), Hildesheim, Georg Olms, 370p.
Taton, René, (éd.), 1957, Histoire générale des sciences, t. 1: La science antique et médiévale (Des origines à 1450), Paris, PUF, 627p.
Verdet, Jean-Pierre, 1990, Une histoire de l'astronomie, Paris, Seuil, 382p.
─ , 1998, Histoire de l'astronomie ancienne et classique, Que sais-je? n° , Paris, PUF, 127p.
[1] Ce principe invalide l'argument (cité plus haut) pour l'immobilité de la terre qu'Aristote tirait du fait qu'un corps lancé en l'air retombe à l'endroit d'où il a été lancé (Du Ciel, 296 b, II, 14, p. 97, 5-9)