Rôle du cerveau, d’après Hippocrate, De la maladie sacrée, 13-17
(traduction d’Emile Littré)
13. (Influence des vents sur
l'épilepsie.) C'est dans les changements de vents que l'épilepsie
se produit. Au premier rang sont les vents du midi, puis viennent les vents du
nord, ensuite les autres vents. En effet les vents du midi et du nord sont les
plus forts et les plus opposés pour la lutte et la puissance. Voici, suivant
moi, la raison de cette influence: le vent du nord contracte l'air, en dissipe
la partie brumeuse et nuageuse, et le rend clair et transparent; il exerce une même action purifiante
sur tout ce qui s'élève de la mer et des eaux; en effet, de tout, même du corps
de l'homme, il sépare ce qui est humide et trouble, aussi est-il le plus salubre
des vents. Celui du midi a des effets contraires; d'abord il commence par
fondre et raréfier l'air condensé, ne soufflant pas tout aussitôt avec force,
mais, au début, apportant la tranquillité, vu qu’il ne peut au premier moment
triompher de l'air devenu antérieurement dense et resserré. Cependant peu à peu
il le dissout ; il exerce la même influence sur la terre, sur la mer, sur
les fleuves, sur les fontaines, sur les puits, sur tout ce que le sol engendre,
sur tout ce qui renferme de l'humidité; or, tout en renferme, ici plus, là
moins. Tout donc se sent de ce souffle et devient terne de brillant, chaud de
froid, humide de sec. Les vases de terre pleins de vin ou de quelque autre
liquide qui sont dans les maisons ou sous terre éprouvent l'action du vent du midi et sont modifiés dans leur forme. Enfin le soleil, la lune et
les astres perdent beaucoup de leur éclat. Puis donc que des choses si grandes
et si puissantes en éprouvent une telle influence, et que le corps se ressent
des changements de ces vents et en est modifié, il résulte nécessairement que
les vents. du midi relâchent le cerveau, le remplissent d'humidité et
élargissent les veines, et que les vents du nord réunissent la partie la plus
saine du cerveau et séparent la partie la plus malsaine et la plus humide, de
sorte que l'humeur baigne au dehors et que les fluxions se produisent lors des
changements de ces vents. Ainsi cette maladie naît et s'accroît et par ce qui
entre dans le corps et parce qui en sort, elle n'est pas plus embarrassante que
les autres, soit à traiter soit à connaître, et n'a rien de plus divin.
14. (L'intelligence, le moral
et la folie dépendent du cerveau.) Il
faut savoir que, d'une part, les plaisirs, les joies, les ris et les
jeux, d'autre part, les chagrins, les peines, les mécontentements et les
plaintes ne nous proviennent que de là (le cerveau). C'est par là
surtout que nous pensons, comprenons, voyons, entendons, que nous connaissons
le laid et le beau, le mal et le bien, l'agréable et le désagréable, soit que
nous distinguions ces choses par les conventions d'usage, soit que nous les
reconnaissions par l'utilité qu'elles nous procurent, ressentant, dans cette
utilité même, le plaisir et le déplaisir, suivant les opportunités, les mêmes
objets ne nous plaisant pas. C'est encore par là que nous sommes fous, que nous
délirons, que des craintes et des terreurs nous assiégent, soit la nuit, soit
après la venue du jour, des songes, des erreurs inopportunes., des soucis sans
motifs, l'ignorance du présent, l’inhabitude, l'inexpérience. Tout cela, nous
l'éprouvons par le cerveau quand il n'est pas sain, c'est-à-dire quand il est
trop chaud, ou trop froid, ou trop humide, ou trop sec, ou quand il a éprouvé
quelque autre lésion contre nature à laquelle il n'est pas habitué. La folie
provient de son humidité ; en effet, devenu trop humide, il se meut
nécessairement; se mouvant, ni la vue, ni l'ouïe ne sont sûres, le patient voit
et entend tantôt une chose tantôt une autre; la langue exprime ce qu'il voit et
entend. Mais, tout le temps que le cerveau est en repos, l'homme a sa
connaissance.
15. (Effets
différents de la bile el de la pituite sur le cerveau.) L’altération du cerveau se fait par la pituite ou par la
bile. Voici les signes distinctifs: les fous par l'effet de la pituite sont
paisibles et ne crient ni ne s'agitent, les fous par l’effet de la bile sont
criards, malfaisants, toujours en mouvement, toujours occupés à faire quelque
mal. Telles sont les causes qui font que la folie est continue. Si le patient
est en proie à des craintes et à des terreurs, cela provient du changement qu’éprouve
le cerveau; or, le cerveau change quand il s’échauffe, et il s'échauffe grâce à
la bile qui s'y précipite reste du corps par les veines sanguines; alors la
crainte assiège le patient jusqu'à ce que la bile rentre dans les veines et
dans le corps; c'est à ce moment que le calme revient. D’autre part, le patient
est livré à des tristesses et à des angoisses sans motif quand le cerveau se
refroidit et se contracte contre son habitude ; c'est là un effet de la
pituite. Cette affection produit encore la perte de la mémoire. Cc sont au contraire
des cris et des clameurs que le patient pousse la nuit si le cerveau s’échauffe
subitement. Cet échauffement survient chez les bilieux et non chez les
phlegmatiques, et il survient quand le sang afflue en abondance au cerveau et y
bouillonne ; le sang y arrive en abondance par les veines susdites quand
le patient se trouve avoir un songe effrayant qui le frappe de terreur. De même
donc que, dans l'état de veille, le visage s’enflamme et ]es yeux rougissent
surtout quand l'individu a de crainte et que l'esprit médite quelque action
violente, de même ces phénomènes se manifestent dans le sommeil; mais cet état
cesse quand le réveil ramène la connaissance et que le sang se disperse de
nouveau dans les veines susdites.
16. (C'est
l'air qui donne l'intelligence au cerveau.) Pour ces raisons je regarde le cerveau comme l'organe ayant le plus de
puissance dans l'homme, caril nous est, quand il se trouve sain, l'interprète
des effets que l'air produit; or, l'air lui donne l’intelligence. Les yeux, les
oreilles, la langue, les mains, les pieds agissent suivant que le cerveau a de
la connaissance, en effet tout le corps participe à l'inlel1igence dans la proportion
qu'il participe à l'air ; or, pour l'intelligence le cerveau est le
messager. Quand l'homme attire en lui le souffle, ce souffle arrive d'abord au
cerveau, et c'est de cette façon que l'air se disperse dans le reste du corps,
laissant dans le cerveau sa partie ]a plus active, celle qui est intelligente
et connaissante. Si en effet l'air se rendait d'abord dans le corps, pour se
rendre de là au cerveau, il laisserait l'intelligence dans les chairs el dans
les veines , il arriverait échauffé au cerveau, et il y arriverait non pur mais
mêlé avec l'humeur provenant des chairs et du sang, de sorte qu'il n'aurait
plus ses qualités parfaites.
17. (Le cerveau est l'interprète de l'intelligence, à laquelle le
diaphragme et le cœur sont étrangers. Réfutation de ceux qui placent l'intelligence
dans le cœur.) Je dis donc que le
cerveau est l'interprète de l'intelligence. Mais le phren (diaphragme) a un nom (de
fronšw, penser) qu'il doit an hasard et à l’usage, mais non à la réalité et à la nature. Je
ne vois pas en effet quelle influence il a pour la pensée et
l'intelligence. A la vérité,
quand on éprouve à l'improviste un excès de joie ou de chagrin, il tressaille
et cause des soubresauts; mais cela tient à son peu d'épaisseur et à ce que
dans le corps il est le plus étendu en largeur. Il n'a point de cavité où il
puisse recevoir le bien ou le mal qui survient; mais il est troublé par :une
et l'autre de ces passions à cause de la faiblesse de sa nature. Il ne ressent
rien avant les autres parties du corps, et c'est en vain' qu'il a un tel nom et
une telle attribution, comme cet appendice du cœur qu'on appelle oreille et qui
ne contribue en rien à l'ouïe. Quelques-uns disent que nous pensons par le cœur,
et que cet organe est ce qui éprouve le chagrin et les soucis; il n'en est
rien. Le cœur se contracte comme le diaphragme et davantage encore pour ces
causes-ci: des veines se rendent de tout le corps au cœur, et il les ferme, de
sorte qu'il se ressent de tout travail, de toute tension qui arrive à
l'individu. En effet, nécessairement, dans l'état de chagrin, le corps a le
frisson et se contracte; il en est de même dans l’excès de la joie. De
tout cela le cœur et le diaphragme se ressentent le plus. Toutefois ni l'un ni
l'autre n'a part à l’intelligence; c'est le cerveau qui est la cause de tout ce
que j'ai indiqué. Donc, de même que, avant toute autre partie du corps, il
reçoit l’impression de l'intelligence qui provient de l'air, de même, s'il
arrive quelque changement notable dans l'air par l’effet des saisons et que
l'air devienne différent de lui-même, le cerveau le premier en reçoit
l'impression. Aussi je maintiens que le cerveau est exposé aux maladies les
plus aiguës, les plus considérables,
les plus dangereuses et de la crise la plus difficile pour les médecins
inexpérimentés.
l8. (Conclusion.) Quant à
celle maladie dite sacrée, elle naît des 'mêmes influences que les autres,
c'est-à-dire de ce qui arrive et de ce qui s'en va, de la froidure, du soleil,
des vents qui changent sans cesse et ne sont jamais en repos. Ces choses-là
sont divines, de sorte que cette maladie n'a aucun caractère qui la fasse
regarder comme plus divine ; mais toutes sont divines et toutes sont humaines. Chaque
maladie a, par elle-même , sa nature et sa puissance, et aucune n'est inaccessible
et réfractaire. La plupart sont curables par les mêmes inf1uences qui les produisent;
car ce qui est aliment pour une chose est destruction pour une autre. Donc
c'est une connaissance que le médecin doit avoir, afin que, discernant l'opportunité
de chaque cas, il donne l'aliment à ceci qui en sera augmenté et le retranche à
cela qui, par ce retranchement, sera diminué. Il faut, dans celte maladie comme
dans toutes les autres, ne pas accroître le mal, mais se hâter de l'abattre en
administrant ce qui lui est le plus contraire, et non ce qui lui est favorable
et habituel. En effet le mal prospère et s'accroît par ce qui lui est habituel,
mais se consume et se détruit par ce qui lui est contraire. Quiconque sait
produire chez l'homme un tel changement et peut, par le régime, rendre le corps
du sujet et humide, et sec, et chaud, et froid, est capable aussi de guérir cette
maladie, à la condition de distinguer l'opportunité des moyens utiles, sans
les purifications, les artifices magiques et tout ce charlatanisme. (E. Littré,
1839-1861, Œuvres complètes d’Hippocrate, tome VI (1849), pages 385-397)