La question du Corpus hippocraticum                                

 

Le nom d’Hippocrate est lié à un ensemble de traités, le Corpus hippocraticum, qui est un monde vaste, complexe et multiforme. Tous les écrits qui le composent ne remontent pas à la même époque ; les doctrines enseignées, les explications proposées diffèrent les unes des autres, se contredisent implicitement, ou même se combattent ouvertement. Où est le véritable Hippocrate dans tout ce désordre ? Les critiques anciens et modernes se sont efforcés de répondre à cette question ; mais les systèmes de classification abondent ; l’unanimité n’est pas encore faite. Nous ne pourrons pas aborder ici ce que la critique allemande a fort justement appelé « la question Hippocratique » (die Hippokratische Frage) ; nous nous contenterons d’admettre, au départ, la solution de L. Bourgey[1], en nous permettant de la modifier si notre étude nous amène à rapprocher des traités que L. Bourgey croyait indépendants.

L. Bourgey ne chercha pas à trouver, pour chaque traité du Corpus, un nom d’auteur très précis, comme on essayait de le faire avant lui. Il entreprit de grouper les différents traités d’après la méthode médicale qu’ils impliquaient, et parvint ainsi à dégager au moins « trois grandes familles de médecins ». Il y a, d’abord, « les théoriciens », qui élaborent des spéculations aventureuses ; avant d’aborder le domaine spécifiquement médical, ils s’expliquent sur la nature du monde et de l’homme, et, comme le leur reproche l’auteur de L’ancienne médecine, suivent « la direction philosophique des livres d’Empédocle »[2]. A cette attitude intellectuelle, L. Bourgey rattache le traité Des chairs, les traités Du fœtus de cinq mois, Du fœtus de huit mois, et Des semaines, où apparaît la mystique du nombre sept, les quatre livres traitant Du régime et le traité Des vents.

A l’inverse de ces « philosophes », « les médecins à tendance empirique », que L. Bourgey assimile aux membres de l’Ecole de Cnide, la célèbre rivale de l’Ecole de Cos, se contentent d’enregistrer les faits sans essayer de les dépasser. On peut leur attribuer le deuxième et le quatrième livre Des Maladies, le traité Des affections internes, les deux livres Sur les maladies des femmes, le traité Des femmes stériles, celui Des maladies des jeunes filles, le traité De la génération, celui De la nature de l’enfant, le traité De la nature de la femme, celui De la superfétation et De l’excision du fœtus.

La dernière famille médicale est celle des « médecins d’esprit positif », c’est-à-dire l’Ecole hippocratique de Cos. Les écrits que L. Bourgey attribue à cette école sont L’ancienne médecine, Le Régime dans les maladies aiguës, le traité De la nature de l’homme, Le Pronostic, le traité Des eaux, des airs, des lieux. Il y a aussi les ouvrages traitant des problèmes chirurgicaux : Des fractures, Des articulations, Le Molchique, Des blessures de tête, L’Officine du médecin ; ensuite, les sept livres Des épidémies, les célèbres Aphorismes, Le Prorrhétique, les Prénotions coaques, le traité Des humeurs, celui De l’usage des liquides et De l’art ; et enfin, les ouvrages élaborant l’éthique des médecins : Le Serment, La Loi, Le Médecin, La Bienséance et Les Préceptes.

Cette classification générale qui distingue « trois grandes familles de médecins » n’épuise pas tous les traités du Corpus hippocraticum. Une vingtaine de livres sont laissés de côté. Il s’agit de traités qui sont « d’attribution difficile »[3] et qui, bien souvent, se situent « à un confluent de tendances variées »[4] comme, entre autres, le traité De la maladie sacrée.

Nous n’avons pas à examiner en détail le travail de L. Bourgey. Nous nous contenterons de noter que le principe de classification est très fructueux,car il permet de simplifier la complexité effrayante du Corpus. Ceci est très utile pour notre étude, car ainsi nous pourrons plus facilement classer les différentes remarques sur le rapport du physique et du mental que nous trouverons dans le Corpus. C’est l’unique raison qui nous incite à prendre comme point de départ, pour note étude, la classification de L. Bourgey, plutôt que celle de Littré ou du docteur Daremberg. Dans les conclusions de détail, ces critiques sont assez proches les uns des autres ; ils rattachent par exemple à Hippocrate ou à ses disciples à peu près les mêmes écrits, mais là où Littré voit onze classes d’écrits, L. Bourgey ne considère que trois familles médicales, ce qui facilite bien les choses.

 

Christian Touratier, p. 2-5 de l’Introduction de son Mémoire de DES (1960), non publié.

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[1] Cf. sa thèse de doctorat : Observation et expérience chez les médecins de la collection hippocratique, édité par J. Vrin, en 1953.

[2] Hipp., Anc. Méd, 20. Nous suivrons la numérotation et la traduction d’Emile Littré, sauf avis contraire expressément notifié.

[3] Bourgey, 1953, 66.

[4] Bourgey, 1953, 76.