SCL 911 (2004)

Chap. 4: Théorie des constructions (ou syntagmes)

Nous savons que le morphème, en tant qu'unité significative minimale, (ou le synthème, en tant que combinaison figée de morphèmes qui appartient néanmoins à une classe de morphèmes) est l'unité syntaxique minimale, et que la phrase est l'unité syntaxique maximale. Mais nous avons constaté que cette unité syntaxique minimale contient d'autres constituants que les morphèmes, ceux-ci n'étant pas les seuls constituants immédiats de la phrase et la phrase n'étant pas une structure plate qui a autant de constituants immédiats que de morphèmes. Cela veut dire qu'entre les morphèmes et la phrase, il y a d'autres unités syntaxiques qui ne sont ni minimales ni maximales et que la phrase est une structure unifiée dont les différents constituants sont hiérarchisés les uns par rapport aux autres.

Ces constituants intermédiaires sont appelés constructions par les linguistes qui pratiquent l'analyse en constituants immédiats et syntagmes par ceux qui se rattachent au courant saussurien. La différence entre les deux est purement terminologique; car les syntagmes peuvent, exactement comme les constructions, être définis comme étant des combinaisons de morphèmes ou plutôt de constituants (c'est-à-dire et de morphèmes et de combinaisons de morphèmes).

La commutation permet de les identifier. Mais il ne suffit pas de les identifier, il faut encore pouvoir les caractériser fonctionnellement et leur donner un nom qui corresponde plus ou moins à leurs caractéristiques. Le fait de représenter la structure syntaxique par un schéma ressemblant à un arbre généalogique a l'immense avantage, outre de bien montrer l'organisation des constituants de la phrase, d'obliger à proposer des étiquettes (ou des labels) pour chaque nŒud de l'arbre, et donc pour chaque constituant intermédiaire de la phrase. Il importe donc de pouvoir justifier le nom que l'on entend donner à chacun de ces constituants, c'est-à-dire de pouvoir en faire la théorie.

A. Le syntagme nominal et ses constituants: On a l'habitude d'appeler syntagme nominal (en abrégé SN) la plus petite construction qui, en français ou en anglais, contient un nom, comme

son fils, his son ainsi que toute autre combinaison formée de plus de deux morphèmes, susceptible de commuter avec cette combinaison minimale qui contient un lexème nominal, par exemple

le vieil homme qui habite ici, the old man who lives there

la maison de son fils, the house of God. Ces combinaisons de plus de deux morphèmes et la combinaison de deux morphèmes correspondent à un paradigme, dont la combinaison de deux morphèmes, en tant que combinaison la plus courte, est le modèle.

1. Particularités du SN: Les constructions ainsi appelées SN ont la particularité d'être toujours formées de deux constituants immédiats, et cela quel que soit le nombre de morphèmes qui les composent. Ainsi, de même que le SN son fils a forcément deux et pas plus de deux constituants immédiats, à savoir le morphème son et le lexème fils, le SN la maison de son fils, qui a 5 morphèmes, a comme constituants immédiats respectivement l'article la et la construction maison de son fils, et le SN le vieil homme qui habite ici, qui est apparemment formé de 6 morphèmes, a comme constituants immédiats l'article le et le syntagme vieil homme qui habite ici. Et ces constructions à deux constituants immédiats sont des constructions exocentriques, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent pas être remplacées par un de leurs constituants immédiats: le SN son fils a en effet un fonctionnement différent de celui de son morphème son ou de son lexème fils. De la même façon le SN la maison de son fils ne peut commuter, dans les contextes où il se trouve, ni avec l'article la seul, ni avec la construction maison de son fils.

Est-ce à dire que le SN est toujours une construction exocentrique? Nullement. Car il est parfaitement possible que les SN exocentriques comme ceux que l'on vient d'envisager reçoivent des expansions et soient de ce fait le noyau d'un SN endocentrique qui les englobe, c'est-à-dire d'un SN dont un des constituants immédiats est lui-même un SN. C'est le cas par exemple de

la maison de son fils, qui n'était pas trop éloignée, où la relative dite traditionnellement explicative qui n'était pas trop éloignée est apposée au SN la maison de son fils et forme donc avec lui un SN endocentrique. De même dans

son fils, toujours aussi sympathique, le SN son fils reçoit une apposition formée de trois morphèmes, ce qui donne donc une construction endocentrique.

2. Le second constituant immédiat du SN: Même s'il présente un nom et plusieurs autres morphèmes, le second constituant immédiat d'un SN exocentrique ne peut pas être étiqueté SN. Car si l'on appelle provisoirement Déterminant (en abrégé Dét) son premier constituant immédiat, on ne peut pas dire que les SN exocentriques sont constitués de deux constituants immédiats, à savoir un Dét et un SN, comme dans la figure 1; car cela reviendrait à dire que le SN exocentrique est une construction endocentrique, puisqu'un de ses deux

Dét SN fig. 1

constituants immédiats appartiendrait au même paradigme SN que lui, ce qui serait contradictoire. Pour éviter cette contradiction, on peut appeler cette construction membre nominal (en abrégé MN), comme l'a fait Ruwet par exemple (cf. Ruwet, 1968, 111), ou encore groupe nominal (GN), à condition que cette dernière étiquette ne soit pas, comme chez Jean Dubois, un équivalent de syntagme nominal (cf. Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 30; Dubois, Lagane, 1973, 30). On pourrait aussi l'étiqueter N, ce qui aurait l'avantage de bien montrer que petit garçon ou old dog «vieux chien» (cf. Hockett, 184) est une construction endocentrique, puisqu'elle appartient au même paradigme que l'un de ses constituants immédiats:

fig. 2: N syntaxique

Cette appellation prend également en compte l'observation très juste qui voit dans la combinaison d'un nom et de toutes les expansions qu'il peut recevoir un nom syntaxique, c'est-à-dire un nom qui n'est pas donné par le lexique, mais qui est formé syntaxiquement ou, comme le disait le philosophe du langage Serrus, grammaticalement. Ce dernier a en effet noté que ces combinaisons syntaxiques de mots exprimaient, exactement comme les noms simples, un concept:

"il n'est pas possible de désigner toujours un concept au moyen d'un mot. On dit: le

triangle rectangle, l'épingle de cravate, la soupe au lait, pour exprimer cependant des

concepts simples et qui sont dans l'usage commun. A plus fort raison manque-t-on de

noms pour les idées particulières, fugitives, qui se font et se défont au cours de la

pensée: les élèves absents, un mal qui répand la terreur, la fleur que tu m'avais jetée. Il

a fallu employer ici l'épithète, le complément ou la périphrase, et nous sommes entrés

dès lors, avec ses procédés, dans la composition grammaticale. <…> Si par impossible

il existait un seul mot pour exprimer chacune de ces idées, nous l'aurions employé; si

bien que le nom complété doit être traité comme un nom simple" (Serrus, 1941, 39-40).

Considérer ainsi le second constituant immédiat du SN comme un nom syntaxique, c'est-à-dire comme un N, peut toutefois poser un problème aux linguistes qui formalisent; car ils souhaiteraient peut-être que les catégories préterminales de leur grammaire, c'est-à-dire celles qui sont remplacées par un mot du vocabulaire terminal ne soient pas récursives et appartiennent à un sous-ensemble distinct du reste des mots du vocabulaire auxiliaire. Mais il n'est pas de bonne méthode de rejeter une hypothèse linguistique simplement pour faciliter la tâche du traitement automatique. C'est à l'intendance de suivre! D'ailleurs il faut bien que la catégorie de N ne soit pas toujours préterminale; car il existe des noms qui sont, étant des synthèmes, sont eux-mêmes constitués d'un N soudé à un autre morphème comme dans le N maisonn-ette, qui est formé du N maison et du morphème de diminutif -ette, ou dans le N fer à repasser, qui est formé du N fer, du verbe repasser, et du morphème discontinu de signifié «pour» et de signifiant /à… Infinitif/.

3. Structure du second constituant immédiat: Le second constituant immédiat du SN peut être de structure très variée. Il peut être formé au minimum d'un N et d'un Adj, auquel on reconnaît traditionnellement la fonction d'épithète, ou d'un N et d'un syntagme prépositionnel, auquel on peut reconnaître la fonction traditionnelle de complément de nom, fonction que les grammaires scolaires attribuent au seul nom de ce syntagme prépositionnel:

vieil homme, old man maison de son fils, house of God. L'adjectif peut, en français, mais pas en anglais, se trouver linéairement devant ou après le N:

le vieil homme, l'homme courageux, the old man, the brave man Et le complément de nom peut en anglais, mais pas en français, se placer après ou avant le nom,

le roi d'Angleterre, la maison de son fils, the king of England, his son's house. Mais en anglais, seul le complément de nom au génitif saxon doit précéder le nom dont il est l'expansion; le complément de nom avec la préposition of doit, lui, comme en français, toujours suivre le N dont il est l'expansion. Ces possibilités syntagmatiques différentes pour l'adjectif épithète du français ou le complément de nom de l'anglais ne changent rien à la syntaxe des constituants concernés. Dans tous ces cas l'adjectif ou le complément de nom répondent à la même définition syntaxique ou structurale d'expansion de N dans un N endocentrique. Et l'on voit au passage que, comme l'avait déjà expressément souligné Tesnière, la fonction de complément de nom et la fonction d'épithète sont en fait une seule et même fonction syntaxique, celle d'expansion de N.

"Dans le groupe le livre de Pierre, le substantif Pierre devient syntaxiquement un

adjectif épithète au même titre que dans le livre rouge. Bien que non adjectif

morphologiquement, il acquiert ainsi les caractéristiques syntaxiques de l'adjectif, c'est-

à-dire la valeur adjectivale. Le subordonné de Pierre joue dans cette union de mots un

rôle en tout points similaire au subordonné rouge.

Effectivement, rien ne distingue structuralement le syntagme le livre de Pierre du

syntagme le livre rouge. Dans les deux cas, le subordonné joue le même rôle d'épithète

du mot livre. Qu'il s'agisse du livre de Pierre ou du livre rouge, on a affaire à

l'expression d'une des qualités du livre considéré qui est destinée à le distinguer des

autres livres" (Tesnière, 19662, 364). La différence entre ces deux prétendues fonctions traditionnelles se trouve uniquement dans la nature catégorielle du constituant qui est expansion de N: traditionnellement, on parle d'épithète, quand l'expansion de N est un simple adjectif, et de complément de nom, quand elle est apparemment un SPrép.

a. Différentes sortes de complément de nom: Faut-il toujours considérer un complément de nom comme un SPrép? Les grammaires scolaires françaises appellent toujours compléments de nom des constituants nominaux qui se rattachent à un nom grâce à une préposition. Elles signalent que le complément de nom "est, en général, introduit par la préposition de" (Dubois, Jouannon, Lagane, 1961, 28), mais qu'il peut être introduit par beaucoup d'autres prépositions:

un manteau en laine, une cheminée en marbre, le train pour Le Havre, la lutte pour la vie, le transport par route, l'analogie entre Achille et un lion, des relations avec sa première femme, la marche sur l'ennemi, un plongeon sous la glace, la lutte contre l'exclusion, etc.

Il importe d'abord de distinguer deux classes de prépositions, qu'on peut appeler d'une part les prépositions vides, c'est-à-dire dont le contenu n'est pas lexical, mais uniquement grammatical, comme de ou à, que l'on considérera comme des morphèmes fonctionnels, et d'autre part, les prépositions pleines, c'est-à-dire les autres comme en, pour, sur, sous, entre, avec, contre, etc., qui ont un contenu sémantique propre, et font partie de ce que nous appelerons des morphèmes relationnels, c'est-à-dire des morphèmes qui expriment soit une relation logique soit une relation référentielle entre des objets du monde extralinguistique (cf. Touratier, 2002, 99 et sqq.). Les prépositions qui sont des morphèmes relationnels forment avec le SN avec lequel elles se combinent une construction exocentrique, c'est-à-dire qui ne fonctionne ni comme une préposition seule ni comme un SN seul, mais qui appartient au paradigme de l'Adverbe. Elles forment donc un syntagme qui, contenant un SN, est donc plus qu'un syntagme nominal. C'est ce qu'on appelle légitimement des SPrép ou mieux des syntagmes adverbiaux (SAdv), dans la mesure où la préposition n'est pas un morphème dans toutes les langues. En allemand par exemple elle n'est que le premier élément du signifiant discontinu du morphème, le second élément étant le cas qui, d'après la tradition grammaticale, est régi par la préposition. Lorsqu'un tel SAdv est complément de nom, on ne peut pas dire que sa fonction de complément de nom soit indiquée par la préposition, puisque celle-ci a un véritable sens. Sa fonction n'est donc indiquée que par l'ordre syntagmatique des mots: le SPrép se trouve juste après le N dont il est une expansion.

Ce n'est pas le cas du complément de nom introduit par la préposition de. Celle-ci n'a manifestement aucun contenu sémantique, pas même l'indication de la possession, comme le dit trop facilement la grammaire traditionnelle, à propos de Pierre, dans le livre de Pierre, où Pierre serait le possesseur du livre en question. Les grammaires latines parlent aussi de génitif possessif ou de génitif d'appartenance à propos du complément de nom Petri dans le SN liber Petri «le livre de Pierre». Mais il est clair que de ne signifie pas la possession, si on dit le livre d'histoire, le livre de Hugo, le livre de chevet ou, dans la culture égyptienne, le livre des morts. C'est pourtant le même de que présentent tous ces syntagmes qui sont des compléments du nom livre. On peut dire de ce morphème ce que nous avons dit du génitif latin:

"Le signifié de ce morphème fonctionnel étant purement grammatical, il ne correspond

à aucune valeur sémantique particulière. Il implique que le SN au génitif entretient une

certaine relation sémantique avec le N auquel il se rapporte, c'est-à-dire avec lequel il

forme une construction. Mais la nature exacte de cette relation sémantique n'est

nullement spécifiée par ce morphème: elle dépend entièrement du contenu sémantique

du SN et du N ainsi mis en relation syntaxique" (Touratier, 1994, 191). Ainsi le livre de Pierre peut vouloir dire «le livre que Pierre a acheté et par conséquent qu'il possède» (il y a alors entre le livre et Pierre une relation de possession), mais il peut aussi vouloir dire «le livre que Pierre a entre les mains après l'avoir emprunté à la bibliothèque» (il y a entre le livre et Pierre une relation d'utilisateur). Par contre, le livre de Hugo peut certes vouloir dire «le livre que possède Hugo», mais aussi et surtout «le livre qu'a écrit Hugo» (car il y a entre le livre et Hugo une relation de produit à auteur). Entre le livre et l'histoire, dans le livre d'histoire, il ne peut y avoir qu'une relation de contenant à contenu, de document à sujet traité. Bref, la préposition indique seulement qu'il y a une relation syntaxique d'expansion entre les constituants concernés, et l'interlocuteur doit construire la relation sémantique à laquelle correspond cette relation syntaxique à partir de ce qu'il sait de la désignation des noms ainsi reliés. Jespersen, dans sa Syntaxe analytique, donne notamment deux exemples qui montrent très bien que la signification correspondant à la relation syntaxique d'expansion de N dépend de la signification ou de la désignation des deux N du SN avec complément de nom:

the discovery of America «la découverte de l'Amérique», the discoveries of Columbus

«les découvertes de Colomb» (Jespersen, 1971, 112) Dans le premier, le complément de nom correspond à ce qui a été découvert, et dans le second, à celui qui a découvert. Les grammaires parlent alors volontiers de complément de nom objectif dans le premier cas, et de complément de nom subjectif dans le second. Car l'Amérique est l'objet de la découverte, comme dans on a découvert l'Amérique; et dans le second cas, Colomb est le sujet de la découverte, comme dans Colomb a découvert l'Amérique.

Dans la mesure où la préposition française ou anglaise (ou bien le génitif latin) n'indiquent rien de plus que la fonction syntaxique d'expansion de N, il n'est guère possible de considérer qu'elles forment avec le SN dont elles indiquent la fonction une construction exocentrique comme dans les SAdv. On a donc envie de dire que le complément de nom n'est pas alors un SPrép ou un SAdv, mais seulement un SN, auquel s'ajoute un morphème qui indique que ce SN est une expansion de N. On pourrait dire que la préposition de forme avec ce SN une construction endocentrique, qu'il est cependant impossible de faire commuter avec un SN sans de, dans la mesure où un SN complément de nom a besoin en français de voir expliciter sa fonction de complément de N par cette préposition. Mais il existe, en français, des tournures où le complément de nom n'est pas affecté de cette préposition. Tesnière parlait alors de "translation sans marquant" ou de "translation sans translatif" (Tesnière, 19662, 151 et 380), ce qu'il illustrait par

"le dîner Durand (c'est-à-dire le dîner où la personne qui invite ou celle en l'honneur de

laquelle on invite porte le nom de Durand)" (Tesnière, 19662, 380)

la Tour Eiffel, le boulevard Gambetta, l'affaire Dreyfus (Tesnière, 19662, 151).

Dans un arbre, le problème de l'étiquetage de ce complément de nom ne se posera pas. On indiquera seulement le SN qui est expansion de N, et la fonction d'expansion de N sera marquée par les embranchements qui font de ce SN une expansion de N. Quant à la préposition de, elle n'a pas besoin d'une étiquette, puisqu'elle ne fait que marquer la fonction indiquée par ces embranchements. Lui donner une étiquette spécifique serait doublement une

SN

DétN

N SN

Det N

la maison de son fils

fig. 3: SN expansion de N

erreur, parce que cela spécifierait dans l'arbre une seconde fois ce qui est déjà indiqué par les embranchements, et parce que cela ferait ainsi d'une fonction syntaxique une catégorie syntaxique, alors que les fonctions ne sont que des relations entre des catégories syntaxiques.

b. Plusieurs épithètes: Le second constituant immédiat du SN peut très bien présenter plusieurs adjectifs épithètes non coordonnés. On en trouve attestés au moins 2 ou 3. On peut en effet trouver deux adjectifs épithètes, tous deux antéposés au nom:

On savait qu'il y régnait en hiver un terrible silence. Pas de gare à moins de vingt

kilomètres, ce qui découragerait probablement d'éventuels jeunes visiteurs. (Didier

Decoin, 1987, Autopsie d'une étoile, éd. du Seuil, 17) ou postposés au nom:

la guerre civile espagnole (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, 39)

l'armée romaine victorieuse (Riegel, Pelat et Rioul, 1994, 180)

ou encore l'un antéposé et l'autre postposé: la splendide victoire napoléonienne. On trouve aussi trois adjectifs dans un même SN: deux sont antéposés et un postposé:

Et c'était alors, dans mon idée du moins, <...> comme si je me traînais à plat ventre pour

dénouer avec mes dents les lacets de leurs terribles petites chaussures blanches. (Didier

Decoin, 1987, Autopsie d'une étoile, éd. du Seuil, 57) ou un est antéposé et deux postposés:

la sanglante guerre civile espagnole (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, 39)

un petit ouvrage didactique intéressant, un excellent petit plat roboratif (Riegel, Pelat et

Rioul, 1994, 180). Il semble possible, d'après les grammaires, de trouver des SN avec 4 adjectifs non coordonnés:

Un bon gros steak épais bien saignant (Riegel, Pelat et Rioul, 1994, 180)

Une grande belle jeune fille élégante et bien faite (L. Foulet, d'après Grevisse &

Goosse, 199313, 506)

Un très gentil petit enfant anglais extrêmement poli vient nous ouvrir la porte (Loukili,

Omar, 1999, Le syntagme nominal: théorie et description, (thèse d'Aix-en-Provence, p.

244). Mais ces exemples inventés ne semblent pas vraiment acceptables ou plutôt paraissent sonner un peu faux.

Il importe de bien voir que ces différents adjectifs épithètes ne sont pas tous épithètes du nom. Comme l'a justement remarqué la Grammaire méthodique du français, dans les couples hiérarchisés de deux adjectifs, le plus éloigné détermine le groupe formé par le nom et l'adjectif le plus rapproché" (Riegel, Pelat et Rioul, 1994, 180). Ainsi dans d'éventuels jeunes visiteurs, l'adjectif jeunes est bien une expansion du N visiteurs, mais si l'adjectif éventuels est aussi une expansion de N, c'est du N syntaxique jeunes visiteurs. De même, dans la guerre civile espagnole, l'adjectif civile est l'expansion du N guerre, et l'adjectif espagnole une expansion du N syntaxique guerre civile. Mais dans la splendide victoire napoléonienne, c'est l'adjectif napoléonienne qui est l'expansion du N victoire; et l'adjectif splendide est, lui, expansion du N victoire napoléonienne. Dans leurs terribles petites chaussures blanches, l'adjectif blanches semble être l'expansion du nom chaussures, l'adjectif petites l'expansion du nom syntaxique chaussures blanches, et enfin l'adjectif terribles l'expansion du nom syntaxique petites chaussures blanches (cf. fig. 4). Il semblerait donc que, lorsqu'il y a des adjectifs avant le nom et des adjectifs après le nom, ce soient les adjectifs après le nom qui sont les expansions les plus proches du nom, et les adjectifs avant le nom les expansions les

Dét N

Adj N

Adj N

N Adj

leurs terribles petites chaussures blanches

fig. 4: SN à 3 adjectifs épithètes

moins proches du nom. Mais cela n'est peut-être pas si sûr, on pourrait peut-être penser que c'est l'adjectif petites qui est l'expansion du nom chaussures, que l'adjectif blanches est l'expansion du N syntaxique petites chaussures, et qu'enfin l'adjectif terribles est l'expansion de petites chaussures blanches. Si le SN un bon gros steak épais bien saignant est bien acceptable, la Grammaire méthodique du français estime que "les adjectifs (bien) saignant et bon caractérisent respectivement les groupes gros steak épais et gros steak épais bien saignant, mais ne précise pas si c'est l'adjectif épais ou si c'est l'adjectif gros qui est l'expansion du N steak (Riegel, Pelat et Rioul, 1994, 180). Nous serions tenté, pour notre part, de dire que c'est l'adjectif épais, et que l'adjectif bien saignant se combine avec le nom syntaxique steak épais, et que c'est avec le nom syntaxique steak épais bien saignant que l'adjectif gros se combine.

c. Plusieurs compléments de nom: De même qu'il peut avoir plusieurs adjectifs épithètes, un SN peut avoir plusieurs compléments de nom. Gleason donne un exemple de deux génitifs saxons successifs:

my wife's brother's child «l'enfant du frère de ma femme». Il mentionne même un "exemple possible ― mais moins probable" (Gleason, 1969, 118) avec quatre génitifs saxons en cascade:

John's partner's wife's brother's child «l'enfant du frère de la femme de l'associé de John».

Les traductions françaises de ces exemples montrent qu'en français, il en est de même. On pourrait bien sûr donner des exemples où un des compléments de nom est un SN et l'autre un SAdv:

the control of mind over matter «le contrôle de l'esprit sur la matière», the control of

matter by mind «le contrôle de la matière par l'esprit» (d'après Jespersen, 1971, 112)

the discovery of America by Columbus «la découverte de l'Amérique par Colomb».

Mais, comme pour les adjectifs épithètes, tous ces compléments de nom ne sont pas au même niveau. Ainsi dans le SN le contrôle de l'esprit sur la matière, c'est le SN l'esprit

DétN

N SN Prép SN

Det N

Det N

Le contrôle de l' esprit sur la matière

fig. 5: SN avec 2 compléments de nom

qui est le complément du nom contrôle, et le N syntaxique ainsi formé contrôle de l'esprit a pour complément de nom le Sadv sur la matière.

d. Autres sortes de constituants du second constituant immédiat du SN: Le second constituant immédiat du SN peut combiner avec un nom tous les types de constituants qui appartiennent au même paradigme que l'adjectif épithète et le complément de nom. Il peut notamment être formé d'une relative dite traditionnellement déterminative, comme dans l'exemple de Port-Royal

Les hommes qui sont pieux sont charitables ou dans l'exemple de Tesnière:

les livres que vous avez sont précieux puisque, comme le disait Tesnière, "il est évident que la subordonnée que vous avez est une épithète qui sert à caractériser les livres au même titre que l'adjectif épithète rares dans les livres rares sont précieux" (Tesnière, 19662, 557).

Le second constituant immédiat du SN peut aussi, bien évidemment, combiner un N syntaxique formé d'un nom et d'un complément de nom ou d'un nom et d'un adjectif épithète avec par exemple une subordonnée relative déterminative, comme dans

the old man who lives there «le vieil homme qui habite ici»

le livre d'histoire que tu lui as prêté.

On remarquera que le second constituant immédiat du SN, quand ce n'est pas un seul lexème, est une construction endocentrique qui semble toujours avoir deux constituants immédiats, comme le SN minimal, c'est-à-dire sans apposition, est une construction exocentrique à deux constituants immédiats.

4. Le premier constituant immédiat du SN: "Toutes les unités qui peuvent commuter avec le dans Le chat vient du Siam appartiennent à la même classe distributionnelle" (ou au même paradigme), disait Mounin (1968, 129). C'est cette classe d'unités significatives qu'on appelle la classe des déterminants. Mounin illustrait ce paradigme par les morphèmes "un, ce, mon, ton, son, etc., certains, quelque, etc." (Mounin, 1968, Clefs pour la linguistique, 129).

a. Les déterminants d'après Jean Dubois et Françoise Dubois-Charlier: Les Dubois se sont efforcés d'être exhaustifs dans leurs Eléments de linguistique française: syntaxe. Utilisant des règles de réécriture qui mettent à gauche d'une flèche le nom d'une construction ou d'un paradigme, et à droite de la flèche le nom des constituants immédiats qui correspondent à cette construction, ils donnent d'abord les premières règles de réécriture du SN, puis ils définissent le déterminant (qu'ils notent D) par la règle suivante:

3: D → (PréArt) + (Dém) + Art + (PostArt) + (Dénotatif) (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 38 corrigé p. 53)

qu'ils commentent en ces termes: "Cette formule signifie que la règle de réécriture de D comporte plusieurs constituants: l'un est obligatoire, c'est Art (abréviation de article); les autres sont facultatifs: ce sont PréArt, abréviation de préarticle, Dém, abréviation de démonstratif, et PostArt, abréviation de postarticle" (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 38) à quoi il fait ajouter la catégorie Dénotatif, que les Dubois définiront plus loin comme étant "formée de même et autre" ((Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 52), après avoir pensé que cette catégorie devait être intégrée à PostArt.

Ils proposent ensuite la réécriture de chacun des constituants qui sont à droite de la règle 3, et d'abord l'article:

Def

4: Art nDef

Cette règle "signifie que la catégorie de l'article peut se réécrire soit sous la forme de la sous-catégorie Déf (abréviation de Défini) soit sous la forme de la sous-catégorie nDéf (abréviation de non-Défini)" (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 45), la double accolade correspondant à un ou logique exclusif, c'est-à-dire l'un ou l'autre des termes entre accolades, mais pas les deux. Cette règle catégorielle doit être suivie par des règles dites terminales qui vont remplacer chacune de ces catégories syntaxiques par le morphème qui la représente:

Déf → {le, la, les} (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 49)

nDéf → {un, une, des, Ø} (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 49)

Dém + Déf → {ce, cette, cet, ces, ...} (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 49) Ces règles énumèrent les différents morphèmes (ou plutôt mots) que les grammaires scolaires font rentrer dans les classes concernées. Car les pluriel les ou des correspondent en fait à deux morphèmes, à savoir le morphème Déf ou nDéf et le morphème Plur (Pluriel). Quant à la règle de Dém + Déf, elle appelle au moins deux remarques. D'abord elle n'est pas vraiment canonique, dans la mesure où par définition, il ne doit y avoir qu'une seule catégorie à gauche d'une flèche. Mais cela n'est après tout qu'une question de définition. La seconde remarque est plus grave. Les deux catégories qui sont à gauche de la flèche correspondent à une description sémantique, et non à une analyse morphématique de ce que la grammaire scolaire appelle adjectif démonstratif. Car le segment ce n'est qu'un seul morphème. C'est seulement au niveau du sens qu'il peut être considéré comme ajoutant quelque chose à la signification de l'article défini et signifiant par conséquent quelque chose comme «le… que je montre». Il en est de même pour les prétendus adjectifs possessifs mon, ton, son, etc. de la grammaire traditionnelle, qui ont le sens de «le… de moi», «le… de toi», «le… de lui». Mais si les Dubois ne les citent pas ici, c'est parce qu'ils les traiteront comme le résultat d'une "transformation adjectivale" (cf. Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 277).

Le préarticle (que l'on appelle parfois le prédéterminant) est à son tour spécifié par la règle suivante:

QuantA

5: PréArt QuantR + De

ce qui "signifie que le préarticle peut être réécrit soit par la catégorie des quantitatifs absolus (par exemple tout, tous) dont l'abréviation est QuantA, soit par la catégorie des quantitatifs relatifs (par exemple beaucoup) dont l'abréviation est QuantR, suivie obligatoirement de la «préposition» De" (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 50). Tout ceci correspond aux deux règles terminales suivantes:

QuantA → {tout, tous, toutes}

QuantR → {beaucoup, trop, peu, assez, moins, plus} (Dubois & Dubois-Charlier, 1970,

50).

Il ne reste plus qu'à spécifier le postarticle, ce que les Dubois font à l'aide de la règle de réécriture suivante:

Cardinal

6: PostArt → Numéral

tel

Cette règle veut dire que l'on a le choix entre trois constituants: la catégorie Cardinal, qui représente "l'ensemble des adjectifs cardinaux des grammaires traditionnelles (un, deux, trois, cent, mille, etc.)"; la catégorie Numéral, qui, elle, désigne l'ensemble "des adjectifs indéfinis distributifs des grammaires traditionnelles (chaque, aucun, nul, quelque, etc.)"; et le morphème comparatif tel qui, nous précisent les Dubois, "est le seul membre de sa classe" (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 52). Tout cela est explicité par les deux règles terminales suivantes:

Cardinal → {un, deux, trois, quatre ... cent ... mille}

Numéral → {quelque, quelconque, certain, chaque, différents, maint, plusieurs, aucun,

nul} A ces règles, il convient d'ajouter la règle terminale qui réécrit le constituant facultatif Dénotatif, pour que tous les constituants que les Dubois rattachent au déterminant du SN soient spécifiés:

Dénotatif → {même, autre}

b. Réexamen de la liste: L'intérêt du travail de Jean Dubois et Françoise Dubois-Charlier est sa volonté d'exhaustivité; mais ne peut-on pas lui reprocher à la liste ainsi obtenue d'être plus riche qu'il ne le faudrait.

Ne convient-il pas, par exemple, de supprimer la catégorie que les Dubois appellent ProArticle? Elle englobe deux types de constituants, appelés respectivement Quantitatifs absolus et Quantitatifs relatifs. Les QuantA ne sont représentés finalement que par tout et tous. Or, il semblerait que tout puisse correspondre à plusieurs choses différentes. D'abord tout doit être considéré comme un déterminant, ainsi que le font Grevisse et Goosse, (199313, 939), et non comme un prédéterminant, quand il n'est pas suivi de l'article défini et qu'il a le sens de «n'importe quel, chaque», comme dans

Toute peine mérite salaire. A tout péché miséricorde (d'après Grevisse & Goosse,

199313, 939) Et cela, bien que les morphèmes chaque et quelque soient curieusement rangés par les Dubois sous l'étiquette de Numéral, laquelle correspond théoriquement aux "adjectifs indéfinis distributifs des grammaires traditionnels" (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 52). Mais nous avons vu que Mounin les rangeait dans la même classe distributionnelle que l'article le.

Le tout déterminant n'est apparemment pas le même que le tout suivi de l'article défini que l'on a par exemple dans Tout le village sait la vérité. Tous les hommes sont mortels.

Certes il précède l'article; mais peut-on dire pour autant qu'il est un prédéterminant ou un préarticle, quand on constate que dans un certain nombre de cas, ce constituant peut apparaître indépendamment de tout article, comme dans

Les hommes sont tous mortels. Si on pense qu'il s'agit alors du même morphème, il semblerait préférable de dire que le tous qui précède l'article défini dans Tous les hommes sont mortels est une expansion du SN les hommes, et non pas du seul déterminant les.

Quant aux QuantR, qui appartiendraient aussi au PréArt, ils ont aussi la particularité d'être des préarticles qui, sauf exceptions, ne sont pas suivis de l'article défini, comme dans:

Beaucoup (ou: peu, trop, pas assez, etc.) de gens pensent malheureusement comme

vous. Il semble donc préférable de dire, avec Grevisse et Goosse, qu'alors "les adverbes de degré assez, beaucoup, combien, moins, plus, trop, etc. sont employés comme déterminants indéfinis" (Grevisse & Goosse, 199313, 872).

Parmi les exceptions, certaines sont parfaitement compréhensibles. "Si le nom est accompagné par un complément ou par une proposition relative ou, plus généralement, si l'article défini est requis parce qu'il s'agit d'une réalité précise et bien connue, on a du, de la,

de l', des: Nous considérons beaucoup des pensées de Valéry […] comme symptôme d'un certain esprit public (BENDA <…> Beaucoup des auditeurs étaient cyniques et aigres <…> Trop du vin que vous nous avez envoyé était éventé" (Grevisse & Goosse, 199313, 873).

Mais, "au contraire des autres adverbes, bien demande après lui du, de la, de l', des Watteau, ce carnaval où bien des cŒurs illustres, / Comme des papillons, errent en flamboyant <…> Je vous souhaite bien du plaisir, bien de la joie " (Grevisse & Goosse, 199313, 873).

Il est peut-être possible de négliger cette exception, dans la mesure où bien des gens est manifestement l'équivalent de beaucoup de gens. Mais il faudrait quand même pouvoir expliquer comment cet usage surprenant a pu s'instaurer.

Il semble que comme le PréArt, le PostArt doive être écarté du Déterminant. Ce que les Dubois appellent Cardinal, mais que les grammaires scolaires appelaient adjectifs numéraux cardinaux (cf. Grevisse, 19597, 329) ne peut pas être considéré comme un déterminant, contrairement à ce que prétendent Grevisse et Goosse (199313, 889). Ce ne peut être qu'un authentique adjectif, dans la mesure où, comme non pas tous les adjectifs dits qualificatifs, mais comme une bonne partie d'entre eux, il peut remplir la fonction d'attribut du sujet (ou de l'objet). On trouve dans cette fonction non seulement le numéral un, comme dans:

La vérité est une (d'après LPLI). Dans un poème, l'action doit être une (d'après Lexis)

mais aussi n'importe quel autre numéral: Même dans l'amour, même en étant deux, on ne veut pas être deux, on veut rester seul (Montherlant, d'après LNPR). Etre treize à table (d'après LNPR) Nous partîmes cinq cents; mais par un prompt renfort Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port (Corneille).

Quant à tel, les grammaires lui reconnaissent volontiers deux statuts différents. C'est incontestablement un adjectif qualificatif, quand "il exprime soit la similitude soit l'intensité", comme le disent Grevisse et Goosse (199313, 947). Dans le premier, cas il "signifie «pareil, semblable»" (Grevisse & Goosse, 199313, 947), comme dans:

C'est un homme tel qu'il vous faut (Académie); et dans le second, il "signifie «si grand, si fort»" (Grevisse & Goosse, 199313, 947), comme dans:

Il a fait un tel vacarme (ou: un vacarme tel) qu'il a réveillé toute la rue (d'après (Grevisse & Goosse, 199313, 950).

Il n'est, dans ces conditions, nullement surprenant qu'il puisse remplir la fonction syntaxique d'attribut du sujet (ou de l'objet), comme dans les exemples de Grevisse et Goosse, (199313, 948):

Un îlot de rochers arides ou du moins qui paraissaient tels à distance (Gautier). J'adore

les yeux noirs avec des cheveux blonds. / Tels les avait Rosine (Musset).

Mais Le bon usage estime que tel a un autre emploi que celui d'adjectif:

"Tel comme déterminant s'emploie à propos de personnes ou de choses qu'on ne veut ou

ne peut désigner précisément:

Il y a tel hôtel à Mons où, le samedi, les gens des petites villes voisines viennent exprès

dîner, pour faire un repas délicat (Taine)" (Grevisse & Goosse, 191313, 946). Ne serait-il pas préférable de dire qu'il s'agit d'un emploi indéfini de tel qui n'établit pas une comparaison avec quoi que ce soit. C'est ainsi que Littré s'expliquait cet emploi de tel, ainsi que celui de l'adjectif substantivé un tel:

"En un sens indéfini, indéterminé, en parlant de personnes ou de choses qu'on ne veut

ou ne peut désigner précisément. Tout de bon, je suis tout autre que vous ne m'avez vu;

et telle personne s'est sauvée autrefois de mes mains, qui ne m'échapperait pas à cette

heure (Voit. Lett. 20)

"Un tel, une telle, une personne indéterminé qu'on ne peut nommer plusprécisément"

(Littré, p. 6224).

Il ne reste plus, parmi les PostArt des Dubois, que ce qu'ils appellent Numéral, c'est-à-dire les "adjectifs indéfinis distributifs des grammaires traditionnelles (chaque, aucun, nul, quelque, etc.)" (Dubois & Dubois-Charlier, 1970, 52). Mais ces constituants, qui ne sont pas compatibles avec l'article défini le, doivent, ainsi que nous l'avons déjà remarqué précédemment, être considérés comme d'authentique déterminants, qui, commutant avec le, appartiennent donc au même paradigme que lui.

Parmi tous les constituants que les Dubois voyaient dans le déterminant, il faut encore examiner ce qu'ils ont appelé Dénotatif, à savoir autre et même, qu'ils ont d'abord considéré comme faisant partie du PostArt (Dubois & Dubois-Charlier, 1970), 38), mais qu'ils ont finalement fait entrer parmi les constituants immédiats facultatifs du Déterminant, parce que le Dénotatif peut apparaître sans qu'il y ait un constituant de PostArt, mais avec seulement des constituants de Art, c'est-à-dire avec un article indéfini, comme dans ces exemples que donne Littré:

L'amour et la raison n'est qu'une même chose (Pascal); Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n'avait qu'un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie (Montesquieu)

ou, bien sûr, avec un article défini, comme dans cet exemple donné par Lexis:

"Ils ont les mêmes goûts (syn. identique, pareil)". On remarquera les limites de cette synonymie, dans la mesure où le remplacement par un adjectif comme identique, pareil, semblable entraînerait un changement d'article:

Ils ont des goûts identiques (*Ils ont les goûts identiques).

Le bon usage, après avoir donné des exemples comme Donnez-moi l'autre livre, un autre livre, ces autres livres, quelques autres livres Les onze personnes

signale curieusement que autre "peut aussi être attribut: Mon avis est tout autre" (Grevisse & Goosse, 199313, 950) Le temps et les circonstances sont autres (A. France, d'après Damourette & Pichon, § 2876).

Voilà qui oblige à penser que le morphème autre est bel et bien un authentique adjectif qualificatif, et doit par conséquent être considéré comme une épithète dans les exemples précédemment cités. Il ne convient donc pas de le faire entrer dans le Déterminant du SN, contrairement à ce que font les Dubois. Dans ces conditions, on dira que dans un SN un peu complexe comme

Comment se portent mes deux autres fils, le Marquis et le Commandeur? (Molière, d'après Damourette & Pichon, 2877) l'adjectif autres est épithète de fils. Pour des raisons de signification qui font que autre semble le contraire de même,

comme on peut le voir dans cet exemple célèbre de Verlaine: Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / D'une femme inconnue, et que j'aime et qui m'aime, / Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre (Verlaine)

on est tenté de dire que même est aussi un adjectif qualificatif. Mais on ne peut donner comme preuve que cet adjectif peut être attribut; car, à la différence de autre, qui peut soit seul soit avec un article indéfini être attribut, comme le montrent les exemples de Grevisse et Goosse et de Verlaine qui viennent d'être cités, même est toujours précédé de l'article défini, ainsi que le montrent le même exemple de Verlaine ou cet autre exemple:

Les mères sont toutes les mêmes, / Mais n'est-ce pas pour cela qu'on les aime!... (Franc-Nohain, d'après Damourette & Pichon, § 2896). Il est impossible de dire:

*Les mères sont toutes mêmes. *une femme qui n'est pas tout à fait même. Mais il doit y avoir là des raisons sémantiques. Dans la mesure où même "marque, comme le dit justement Le Nouveau Petit Robert, l'identité absolue", celle-ci ne être que parfaitement définie, d'où la nécessité d'employer un attribut avec même qui soit expressément définie:

une femme qui, chaque fois, n'est pas tout à fait la même femme ou

une femme qui, chaque fois, n'est pas tout à fait la même. A vrai dire, il est sans doute préférable de considérer que le même non suivi d'un nom est, comme le disent les grammaires, un pronom (cf. Grevisse & Goosse, 199313, 1100), c'est-à-dire en réalité un adjectif substantivé comparable au prétendu pronom possessif le mien. Ceci expliquerait qu'il faille un article défini, dans la mesure où ce prétendu pronom ne peut qu'être anaphorique et prend alors, comme le dit Le bon usage, "le genre de l'antécédent:

Je suis allé dans plusieurs théâtres, tour à tour […]. Puis j'ai fini par aller toujours dans

le même (Romains)" (Grevisse & Goosse, 199313, 1100). Par contre, lorsque l'adjectif même n'est pas substantivé, il peut apparaître dans un SN attribut avec aussi bien l'article un que l'article le:

Romain Gary et Emile Ajar sont le même auteur Romain Gary et Emile Ajar sont un même auteur.

Un autre fait peut être avancé pour établir le statut d'adjectif qualificatif de même, c'est le fait qu'il puisse être coordonné avec un incontestable adjectif qualificatif épithète, comme dans:

Romain Gary et Emile Ajar sont un seul et même auteur (exemple de LNPR). Ceci prouve que dans les SN un même auteur ou la même femme, il serait de la même façon épithète du nom qui le suit, et qu'il ne fait donc pas le compter parmi les constituants du Déterminant d'un SN.

Au terme de cet examen, le paradigme du Déterminant est beaucoup plus réduit et simple que ne le pensent les Dubois. En plus de l'article, il n'y a que les adjectifs dits démonstratifs et les adjectifs dits possessifs, ainsi que les adjectifs dits indéfinis comme chaque, quelque, tout ou beaucoup de, trop de, peu de, etc. Mais que faut-il entendre exactement par article? Il est sûr que l'article dit défini le, la est un déterminant, puisque c'est avec lui que tous les autres commutent. Mais ce n'est pas aussi sûr pour l'article dit indéfini un, une.

c. Problème de l'article dit indéfini: Traditionnellement on distingue deux un,

l'un est appelé article indéfini, comme dans

Un agneau se désaltérait / Dans le courant d'une onde pure. / Un loup survient à jeun,

qui cherchait aventure, / Et que la faim en ces lieux attirait (La Fontaine, Fables I, 10) et l'on dit généralement qu'il "introduit un nom en le présentant comme distinct des autres de lamême espèce, mais sans apporter plus de précision" (Dubois, Jouannon, Lagane, 1961, 48), ou encore qu'il "s'emploie devant un nom désignant un être ou une chose (ou des êtres ou des choses) dont il n'a pas encore été question, qui ne sont pas présentés comme connus, comme identifiés" (Grevisse & Goosse, 199313, 868). L'autre est appelé adjectif numéral cardinal, comme dans

un timbre à un euro, il est une heure, il a un ordinateur, etc. Cet adjectif numéral "exprime d'une façon précise le nombre des êtres ou des choses désignés par le nom" (Grevisse & Goosse, 199313,887).

Cette distinction est loin d'être claire. Aussi les grammaires s'efforcent-elles de trouver des différences. La Grammaire d'aujourd'hui signale par exemple un test particulièrement satisfaisant:

"La forme un appartient à la fois à la série des articles indéfinis et à celle de l'adjectif

numéral cardinal; la distinction n'étant pas toujours aisé, on convient d'accorder à cette

forme une valeur numérique lorsqu'on peut lui substituer d'autres adjectifs numéraux: Je

vous mets un morceau de sucre? Non deux." (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, 74). Mais les choses se comliquent si, avec la Grammaire méthodique du français, on distingue deux emplois de l'article indéfini: un emploi spécifique et un emploi générique.

"En emploi spécifique, l'article indéfini extrait de la classe dénotée par le nom et son

expansion un élément particulier qui est uniquement identifié par cette appartenance et

qui n'a fait l'objet d'aucun repérage référentiel préalable: Au village de Claquebue

naquit un jour une jument verte (M. Aymé)" (Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 159). Quant à l'emploi générique, c'est celui où l'article indéfini indique que "l'élément quelconque auquel renvoie le GN (= SN) introduit par un est <…> considéré comme un exemplaire représentatif («typique» de toute sa classe: Une grammaire est un outil de travail ― Autrefois, un enfant ne parlait pas à table" (Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 160).

La Grammaire méthodique du français signale des tests qui permettent de distinguer ces deux emplois, notamment en position sujet: "une reprise par ça permet de tester le sens générique. Inversement, la possibilité d'utiliser il y a identifie le sens spécifique <…>. Un stylo, ça ne se prêt pas / *Un stylo, il ne se prête pas ― Un enfant jouait dans la cour / Il y avait un enfant qui jouait dans la cour" (Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 160). Ce test est intéressant; mais il n'en reste pas moins que la différence entre l'emploi spécifique de l'article indéfini et l'adjectif numéral cardinal n'est pas évidente. Et si l'on admet que l'emploi spécifique de l'article indéfini est très proche, voire identique à celui de l'adjectif numéral cardinal, il devient tentant de considérer que l'emploi générique de l'article indéfini se distingue de l'emploi spécifique uniquement par le fait que l'individu unique désigné par le SN avec un est un membre quelconque et non un membre particulier de la classe d'individus désigné par ce SN. Du coup, les trois types d'emploi de un, c'est-à-dire l'emploi comme adjectif numéral et les deux emplois comme article correspondraient à un seul et même signifié.

Une objection pourrait être faite à cette hypothèse à partir de la langue anglaise. La différence entre le déterminant et l'adjectif numéral doit avoir une certaine raison d'être, puisque l'anglais distingue morphologiquement l'article indéfini a ou an et l'adjectif numéral one. Mais cette différence est plus théorique que rigoureuse. D'abord, au point de vue historique, le prétendu article an n'est qu'un affaiblissement du numéral one, exactement comme l'article indéfini un du français serait une sorte de grammaticalisation à partir de l'adjectif numéral un. Ensuite cette filiation laisse des traces dans le fonctionnement actuel de l'anglais. Les grammaires signalent en effet que "one peut remplacer a/an avec seulement la faible indication d'une emphase plus grande" (d'après Greenbaum & Quirk, 1990, A Student's Grammar of the English Language, 60), ce qui est illustré par les exemples suivants:

Our neighbours have two daughters and a/an son «Nos voisins ont deux filles et un fils»

This cost a / one pound «Ceci coûte une livre»

We walked for a mile or two / one or two miles «Nous avons marché un ou deux miles»

The water is only a foot and a half deep / one and a half feet deep «L'eau n'est qu'à un

pied et demi deprofondeur». Tout cela montre que la morphologie anglaise, apparemment si claire, ne distingue pas vraiment la valeur de numéral de la valeur de prétendu article. Nous en conclurons que seul l'article défini le ou the est un déterminant, et que un ou a(n) ne sont que des adjectifs, qui ne font donc pas partie du déterminant. Il s'ensuit que le français et l'anglais ne sont pas si différents que cela du grec par exemple, à propos duquel on a l'habitude de dire qu'il n'y a qu'un article défini, et que l'article indéfini du français s'y traduit simplement par l'absence de l'article défini. Une grammaire grecque scolaire donne les exemples suivants: `O ¥nqrwpoj qnhtÒj œsti «L'homme (= l'espèce humaine) est mortel» <…> Au contraire ¥nqrwpoj signifierait «quelqu'un, un homme quelconque» (Ragon, Dain, Foucault, Poulain, 1953, Grammaire grecque, 140).

Une grammaire universitaire dit d'une façon plus complète: "Par exemple ¥nqrwpoj peut signifier à la fois l'homme dont il s'agit et l'homme en général; ¥nqrwpoj au contraire voudra dire un homme quelconque ou l'Homme" (Humbert, 1954, Syntaxe grecque, 44).

5. Contribution au sens du SN et de ses constituants immédiats: On admettra, à la suite de Georges Van Hout, que, d'une façon générale, "un SN est une structure linguistique ordonnée signifiant un ensemble (au sens mathématique )" (Van Hout, 1973, I, 23). Il serait plus précis et plus exact de dire qu'il désigne ou dénote un ensemble. Georges Van Hout illustrait cette définition générale par le SN

les filles de Minos et de Pasiphaé qui désigne tous les éléments qui ont la propriété d'appartenir à l'ensemble des enfants feminins de Minos et de Pasiphaé.

a. Référentiel, compréhension, extension et extensité: En bonne théorie mathématique, un ensemble est toujours situé dans un univers de référence (ou référentiel), que l'on "représente généralement par un rectangle (un cadre)" (Van Hout, 1973, I, 29), mais dont on fait couramment l'économie, en considérant qu'il est implicitement représenté par le tableau ou la feuille de papier sur lesquels l'ensemble est dessiné. De la même façon, l'ensemble que désigne le SN d'une phrase donnée se situe dans l'univers de discours auquel appartient cette phrase, c'est-à-dire dans la situation énonciative dans laquelle elle apparaît et dans la situation référentielle à laquelle elle renvoie. Georges Van Hout donne comme exemple un passage de l'Ecole des femmes de Molière:

Arnolphe. ―Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée? Agnès. ―Hors les puces, qui m'ont la nuit inquiétée (Molière, Ecole des femmes, 235 236).

Dans cet énoncé, le SN les puces "ne désigne nullement, dit-il, la totalité des puces de l'univers, mais bien celles qui logent chez le sieur Arnolphe, et même plus particulièrement qui fréquentent de près la demoiselle Agnès elle-même. <...> Agnès n'a donc pas nommé l'extension universelle du concept signifié par le mot puce. Mais Agnès parle dans son univers à elle. <...> Et dans cet univers réduit elle a découpé l'extension du concept. Le syntagme les puces ne nomme plus son extension que dans l'univers particulier d'Agnès" (Van Hout, 1973, I, 27). Et Georges Van Hout conclut fort justement que "l'univers du discours, ou référentiel, est l'ensemble délimité au moment de la communication, et dans lequel tout SN vient former un sous-ensemble" (Van Hout, 1973, I, 30).

Pour permettre d'identifier l'ensemble que désigne un SN, ce dernier doit indiquer d'une part la propriété qui permet de dire si tel élément donné appartient ou non à l'ensemble en question et d'autre part le nombre d'éléments qui constitue cet ensemble. Georges Van Hout suppose qu'au point de vue du sens, tout SN doit "se décomposer en marquant de la quantification et marquant de la qualification" (Van Hout, 1973, I, 32), qu'on appellera respectivement son quantificateur et son qualificateur, et qu'on définira en ces termes:

"Un qualificateur désigne une propriété spécifique pour chaque élément de l'ensemble

défini par un SN, et ceci, indépendamment de la quantification de l'ensemble" (Van

Hout, 1973, I, 31). Le qualificateur, qui est la propriété définitoire d'un ensemble, correspond à ce que les logiciens (cf. Arnauld et Nicole, 1662, La logique, 166) et les grammairiens (cf. Beauzée, 1767, Grammaire générale, I, 236-237) appellent la compréhension d'une idée ou d'un concept. Quant au quantificateur, il

"désigne une propriété spécifique pour l'ensemble défini par un SN, et ceci,

indépendamment de la qualification de l'ensemble (c'est-à-dire de la nature de ses

éléments)" (Van Hout, 1973, I, 31). C'est ce que logiciens et grammairiens appellent l'étendue ou l'extension d'une idée. Cela correspond au nombre d'individus qui, présentant telle qualification ou compréhension particulière, appartiennent à l'ensemble en question.

Toutefois, l'extension d'un SN, ainsi que nous l'avons vu précédemment à propos des puces d'Agnès, n'est pas identique à ce que les logiciens appellent l'extension d'un concept. Pour clarifier les choses, Marc Wilmet a proposé une terminologie apparemment compliquée, mais très précise. Il appelle extension d'un substantif "l'ensemble des êtres ou des objets auxquels le substantif <... est> applicable en énoncé" (Wilmet, 1986, 44). Et s'il a besoin de parler de l'extension des logiciens, c'est-à-dire de "l'ensemble des êtres ou des objets auxquels le substantif applicable en dehors de tout énoncé", il parlera alors d'extensionalité (Wilmet, 1986, 43). Par contre pour désigner "la quantité d'êtres ou d'objets auxquels substantif ou syntagme nominal sont appliqués", il parlera d'extensité (Wilmet, 1986, 47). Il faut en effet distinguer l'extension théorique qu'est susceptible d'avoir un SN dans des énoncés de l'extension effective ou discursive qu'il a, à un moment donné, dans un énoncé particulier. C'est cette extension discursive ou, si l'on veut, cette extensité que définit le quantificateur du SN.

De façon parallèle, on appellera intensionalité la compréhension logique en

dehors de tout énoncé, et intension la compréhension linguistique à laquelle est susceptible de

correspondre le nom d'un énoncé. Et comme l'extensité, c'est-à-dire l'extension discursive, ne

modifie aucunement la compréhension, il n'y a pas lieu, heureusement, d'envisager une

intensité, parallèle à l'extensité.

Pour éviter toute confusion de niveau, on se donnera une terminologie rigoureuse.

On évitera de considérer le terme de quantificateur comme un simple synonyme savant ou

moderne d'article ou de déterminant, même si l'article joue le rôle sémantique de

quantificateur de l'ensemble désigné par le SN. On fera donc de déterminant une notion

exclusivement syntaxique, désignant le paradigme auquel appartiennent les articles du

français, et de quantificateur la notion strictement sémantique ou logique définie plus haut. Et

l'on dira que si le déterminant est toujours le support du quantificateur, il peut ne pas se

restreindre à ce rôle. Il arrive en effet qu'un déterminant apporte, en plus du quantificateur,

une partie du qualificateur. C'est le cas par exemple du déterminant français

traditionnellement appelé adjectif possessif et que Georges Van Hout proposait assez

justement d'appeler "article possessif". Comme l'article défini, il quantifie l'ensemble désigné

par le SN; mais, en plus, il "désigne une relation (non précisée) entre l'ensemble nommé et

certaines personnes définies par la communication" (Van Hout, 1973, I, 70), comme le

locuteur dans le SN mes élèves ou l'interlocuteur dans tes élèves. Dans ces syntagmes, la

relation avec le locuteur ou l'interlocuteur n'entre pas dans le quantificateur, mais dans le

qualificateur du SN, bien qu'elle fasse partie du signifié du déterminant.

Essayons maintenant de préciser un peu le rôle sémantique de chacun des

constituants syntaxiques du SN.

b. Le déterminant, d'abord: Il a comme rôle sémantique principal mais non

exclusif, avons-nous vu à propos des articles possessifs, de déterminer l'ensemble auquel

correspond le SN, ensemble qui est certes un sous-ensemble du référentiel, mais aussi, ce qui

est plus intéressant, une partie de l'ensemble délimité par l'extension du N.

L'article dit défini, qui n'est que quantification, semble avoir des emplois qui

s'expliquent tous à partir d'un seul et même signifié de quantificateur extensif, c'est-à-dire de

quantificateur dont l'extensité recouvre toute l'extension, à condition de bien voir d'une part

que l'extension d'un SN peut changer avec les conditions d'apparition de ce SN, et d'autre part

que la différence entre l'extensité et l'extension est une différence d'emploi et non de nature.

Pour cela, il convient de distinguer plusieurs cas de figure.

Si l'ensemble que désigne le SN n'a pas encore été mentionné et ne fait pas

expressément partie des données de la situation énonciative, l'extensité du SN est son

extension, c'est-à-dire que le SN désigne tous les individus auxquels il est applicable en

énoncé: "L'homme est un animal raisonnable = «tous les hommes»; Notre leçon d'aujourd'hui

portera sur LE chien = «l'espèce canine»; Dupont chasse LA perdrix = «tout ce qui est

perdrix»; André s'est reconverti dans LA chaussure =; LE président change tous les sept

ans <...> =«Les Français élisent un président tous les cinq ans»" (Wilmet, 1986, 58).

Mais si l'ensemble que désigne le SN a déjà été mentionné, il a forcément reçu, à ce moment-là, une extensité. De deux choses l'une: ou cette extensité était égale à l'extension du SN, il n'y a alors pas de raison qu'elle change; ou cette extensité correspondait à une quantification partitive, c'est-à-dire une quantification inférieure à l'extension du nom, cette extensité est du fait même devenue, dans ce discours, la nouvelle extension du SN. Et quand par la suite, le SN désignera ce même ensemble, il ne pourra que présenter l'article défini, c'est-à-dire le quantificateur extensif. Voilà qui explique qu'on reprenne un SN avec le numéral un ou tout autre numéral à l'aide d'un SN contenant le même nom, mais avec un article défini auquel les grammaires attribuent une certaine valeur anaphorique:

Fred m'a parlé d'UN livre et d'UN film intéressants. J'ai lu LE livre, mais je ne connais

pas LE film.

Il était une fois UN Bûcheron et UNE Bûcheronne qui avaient sept enfants, tous

garçons; l'aîné n'avait que dix ans et le plus jeune n'en avait que sept. On s'étonnera que

que LE Bûcheron ait eu tant d'enfants en si peu de temps (Ch. Perrault, Le petit Poucet,

p.113).

L'extension discursive d'un N peut être limitée et donc définie dès sa première apparition par la présence de certains autres constituants du SN. C'est quelquefois le cas avec des adjectifs; mais cela n'arrive qu'assez rarement, parce qu'il n'est pas fréquent que l'adjectif apporte une précision qualitative qui identifie automatiquement l'élément désigné, comme dans:

L'actuel président (de la République) est de cet avis. Mais c'est tout le temps le cas lorsque le SN contient un complément de nom formé d'un autre SN expressément quantifié, que sa quantification soit extensive ou partitive:

LA branche de l'arbre, LA branche d'un arbre

L'opinion d'un spécialiste, L'opinion du spécialiste

La table des matières de ce livre, LA table des matières d'un livre. Par contre ce n'est jamais le cas, lorsque le nom du complément de nom n'est pas quantifié, parce qu'alors ledit nom ne contient qu'un qualificateur et ne saurait désigner quelque ensemble que ce soit, ayant un rôle sémantique comparable à celui de l'adjectif:

une branche d'arbre

une opinion de spécialiste; et cela est vrai, même lorsque le complément de nom est au pluriel:

un éditeur de livres, une vente de livres, un éleveur de chevaux ce qui montre que le morphème de pluriel ne fait pas partie, contrairement à ce que l'on est généralement tenté de croire, de la quantification.

Remarquons toutefois qu'en français, comme du reste en anglais, un complément

de nom avec le numéral un peut se rattacher à un nom précédé aussi du numéral un. L'esclave Samson naquit, fut consacré nazaréen; et dès qu'il fut grand, la première chose qu'il fit fut d'aller dans la ville phénicienne ou philistine de Tamnala courtiser une fille d'un de ses maîtres, qu'il épousa. (Voltaire, Dictionnaire philosophique, Samson) Mais, le système de transport est très difficile à comprendre surtout pour moi, une fille d'un petit village qui n'avait jamais trop voyagé et qui était craintive de se perdre dans ce pays (http://idea12.com/korea/helene_trip_fr.htm: "Une année en Corée du Sud" ) Je crois qu'elle est très courageuse, et sa détermination est très importante pour une fille d'un pays musulman (http://yo.mundivia.es/jcnieto/journet/irak.htm: "Irak: histoires vécues") Was it possible I was proposing a biography of a writer whose every single book was out of print? «Etait-il possible que je propose une biographie d'un auteur dont chaque livre sans exception avait été épuisé» (http://hcl.harvard.edu/houghton/departments/harvardreview/HR25Fall03/Bailey25.html Harvard Review ~ Number 25 ~ Fall 2003, "Blake Bailey, Poor Dick: Looking for the Real Richard Yates").

Il semble que l'article défini soit alors impossible parce que l'extensité du SN n'est pas toute son extension, l'interlocuteur sachant ou devant comprendre qu'il y a d'autres éléments qui ne font pas partie de l'ensemble que le locuteur désigne: il y a d'autres "filles d'un de ses maîtres", d'autres "filles d'un petit village qui n'avait pas voyagé", etc. que celle que désigne les SN en question. On dira donc que l'expansion de N qu'est un complément de nom peut très souvent avoir un rôle logique comparable à celui de la relative déterminative et par conséquent délimiter un sous-ensemble de l'extension du noyau nominal parfaitement identifié, qui devient du fait même l'extensité (c'est-à-dire l'extension discursive) du SN et entraîne par conséquent l'apparition du quantificateur extensif qu'est l'article défini le ou the. D‘où l'impression que, hors contexte, le complément de nom quantifié appelle nécessairement le déterminant défini. Mais, comme nous venons de le voir, ce n'est pas toujours le cas: le SN avec complément de nom quantifié peut fort bien désigner un ensemble dont l'extensité est

inférieure à l'extension linguistique et est par conséquent précisée par un adjectif numéral comme un ou comme n'importe quel autre adjectif numéral, comme dans courtiser deux filles d'un de ses maîtres ou par d'autres moyens linguistiques, comme dans pour des filles d'un pays musulman. L'extension d'un SN peut enfin être limitée et donc définie par les données mêmes

de l'univers référentiel: La grande salle de la ferme est pleine de monde. On a tout enlevé, LE buffet, L'armoire, LE pétrin. On a aligné LES chaises à dossier droit ... on a éteint L'âtre (Giono) Le soleil, LE ciel, LA lune Cet enfant a LES yeux // noirs (mais: a des yeux noirs) "Gustave était à l'étude quand LE maître entra = «le maître de ladite étude»" (Wilmet, 1986, 58) ou «le maître de Gustave».

c. Absence de déterminant: L'absence de déterminant ne veut pas forcément dire absence de quantification. Car un nom peut se combiner avec un adjectif numéral qui précise le nombre d'éléments que contient l'ensemble désigné. Une telle combinaison syntaxique n'a nul besoin d'un déterminant et est l'équivalent d'une extensité partitive, c'est-à-dire d'une extensité qui est inférieure à l'extension dudit nom. C'est cette extensité partitive qui a donné l'impression erronée que, syntaxiquement, le numéral un était un article indéfini et les autres numéraux, des déterminants.

Quand il n'y a ni déterminant ni adjectif numéral, cela veut théoriquement dire en français, mais non dans les langues sans article défini comme le latin, le russe ou le finnois, qu'il n'y a pas de quantification et que le nom n'est pas utilisé pour désigner un ensemble d'individus; car un ensemble est nécessairement quantifié. Il a un autre rôle sémantique: il est simplement le support d'une certaine qualification, c'est-à-dire d'une propriété sémantique, et joue par exemple le même rôle sémantique qu'un adjectif, comme on le voit notamment dans:

Charlemagne, empereur à la barbe fleurie, / Revient d'Espagne (V. Hugo) Il est écrivain.

d. Epithète et caractérisation: Le qualificateur de l'ensemble désigné par un SN est, apporté avant tout, mais non exclusivement, par le nom. Nous appellerons, comme le propose Georges Van Hout, noyau du qualificateur cette contribution sémantique du nom, quand elle est complétée ou enrichie par la contribution sémantique d'autres constituants, comme l'adjectif épithète par exemple.

Si l'on prend un des exemples de SN avec adjectif épithète cité par Georges Van Hout:

les sanglots longs il est clair que pour appartenir à l'ensemble désigné par ce SN, il faut non seulement être un sanglot, mais aussi être long. On peut dire que la contribution sémantique de l'adjectif épithète est de "caractériser" (cf. Van Hout, 1973, I, 82) le noyau du qualificateur, c'est-à-dire d'ajouter quelques traits supplémentaires de qualification à ceux du noyau du qualificateur. Un tel enrichissement de ce que les logiciens appelleraient la compréhension du concept entraîne obligatoirement une diminution de son extension; car l'extension d'un concept est inversement proportionnelle à sa compréhension. Il s'ensuit que l'ensemble désigné par le SN les sanglots longs est inclus dans l'ensemble désigné par le SN les sanglots, car la caractérisation en ajoutant des propriétés sémantiques au noyau du qualificateur "en réduit l'extension". Mais la contribution au sens de l'épithète n'est pas, contrairement à ce que pense George Van Hout, de réduire l'extension. Ce dernier écrit en effet que "caractériser un qualificateur, c'est former un sous-ensemble de son extension" (Van Hout, 1973, I, 95). Et il suit sur ce point, sans le savoir, la définition que La logique de Port-Royal donnait du type d'addition qu'elle appelait une détermination, et qu'elle illustrait par:

"les corps transparents: les hommes savants: un animal raisonnable. Ces additions,

disait-elle, ne sont pas de simples explications, mais des déterminations, parce qu'elles

restreignent l'étendue du premier terme, en faisant que le mot de corps, ne signifie plus

qu'une partie des corps: le mot d'homme, qu'une partie des hommes: le mot d'animal,

qu'une partie des animaux" (Arnauld et Nicole, 1662, La logique ou L'art de penser,

96). Cette restriction de l'extension est certes incontestable et bien observée. Car comme le disait Beauzée, "l'idée d'homme est applicable à plus d'individus, que celle d'homme savant, par la raison que celle-ci comprend plus d'idées partielles que la première" (Beauzée, 1767, Grammaire générale, I, 230-240). Mais ce n'est là qu'une conséquence logique inéluctable, mais non recherchée comme telle, du fait que la compréhension de homme savant ou de sanglots longs est plus riche que celle d'homme ou de sanglots, précisément parce que homme savant ou sanglots longs contient "plus d'idées partielles" que savant ou sanglot. Bref la contribution au sens de l'adjectif épithète concerne la compréhension, et non l'extension du SN: elle précise son qualificateur, et non son quantificateur.

Georges Van Hout a proposé une représentation ensembliste, et donc en termes d'extension, de la signification du SN correspondant aux vers de Verlaine: Les sanglots longs des violons de l'automne où le complément de nom "de l'automne: épithète prépositionnelle du noyau violons", comme

d'après Van Hout, 1973, 95

le dit Georges Van Hout, apporte un complément de qualification qui caractérise le noyau de qualification correspondant au nom violons et, du même coup, détermine implicitement un sous-ensemble dans l'ensemble des violons, à savoir le sous-ensemble des violons de l'automne. Et le complément de nom "des violons de l'automne: épithète prépositionnelle du noyau sanglots longs" apporte à son tour un complément de qualification à ce noyau, qui enrichit la compréhension de ce noyau du SN et, du même coup, détermine indirectement un sous-ensemble dans l'ensemble des longs sanglots, à savoir les sous-ensemble des longs sanglots des violons de l'automne. Car l'adjectif "longs: épithète adjective du noyau sanglots" caractérisait déjà le noyau de qualification du nom sanglots, et déterminait nécessairement un sous-ensemble dans l'ensemble des sanglots.

On pourrait se poser une question de savoir si c'est le complément de nom des violons de l'automne qui détermine un sous-ensemble dans l'ensemble des sanglots longs ou si ce ne serait pas plutôt l'adjectif épithète longs qui déterminerait un sous-ensemble dans l'ensemble des sanglots des violons de l'automne. Ceci revient à poser la question de savoir si un tel syntagme nominal laisse la possibilité qu'il y ait des sanglots des violons de l'automne qui ne soient pas longs. Il semble à première vue (mais la chose mériterait d'être vérifiée systématiquement) qu'un tel SN signifie bien, comme le suggère la représentation graphique de Georges Van Hout, que tous les violons de l'automne font entendre des sanglots longs. Une autre façon de poser la même question serait de se demander de quoi l'adjectif longs est épithète (du constituant nominal complexe sanglots des violons de l'automne ou du seul nom sanglots?), et de quoi des violons de l'automne est épithète (du seul nom violons ou du constituant nominal complexe sanglots longs?). Il semble que l'adjectif longs soit épithète du seul nom sanglots, et que des violons de l'automne soit épithète du constituant nominal sanglots longs, ce qui correspond à l'interprétation ensembliste que propose Georges Van Hout et ce qui revient bien à dire que le complément de nom des violons de l'automne caractérise le nom syntaxique sanglots longs. Dans ces conditions, on peut dire qu'il ne doit pas y avoir de sanglots des violons de l'automne qui ne soit pas longs, ou, en d'autres termes, que tous les sanglots des violons de l'automne sont des sanglots longs.

6. SN et nom propre: Les grammaires scolaires distinguent couramment deux

sortes de noms, qu'elles appellent les noms propres et les noms communs:

"Les noms se répartissent en noms communs et en noms propres.

Les noms communs désignent tous les êtres, les choses d'une même espèce: Le fauteuil

du salon est un nom commun; il désigne un objet particulier, mais qui répond à une

définition générale; le nom fauteuil est commun à tous les objets de la même espèce que

lui.

Les noms propres donnent aux êtres vivants ou aux choses personnifiées une

personnalité qui en fait des individus distincts des autres: Louis, le Français, la Loire,

noms propres, prennent la majuscule" (Dubois, Jouannon, Lagane, 1961, 17).

Cette distinction est fondée sur le sens; car au point de vue syntaxique, on ne peut pas dire qu'il y a deux classes de noms: les noms propres et les noms communs. Ces deux sortes d'unités n'appartiennent pas en effet à la même classe syntaxique. Le nom propre commute avec un SN et appartient donc au paradigme du SN, alors que le nom dit commun appartient, lui, au paradigme d'un constituant immédiat de SN. Certaines grammaires comme La nouvelle grammaire du français sentent, tout en parlant de deux sous-classes, cette disparité fonctionnelle:

"Quelle est la principale différence syntaxique entre ces deux sous-classes? Les groupes

du nom dans lesquels entrent les noms communs ont normalement un déterminant, du

moins dans la fonction sujet, alors que les groupes du nom dans lesquels entrent les

noms propres n'ont pas de déterminant exprimé: LE LAPIN est craintif. / GEORGES est

heureux" (Dubois, Lagane, 1973, 39-40). Mais le sentiment de cette différence de fonctionnement est finalement minimisée et donc

écartée, à cause de certaines confusions apparentes entre noms propres et noms communs: "certains noms, comme les noms de pays ou de région (la France, la Touraine) et les noms d'habitants (un Français, un Grenoblois), sont classés parmi les noms propres, quoique précédés d'un déterminant exprimé. D'autre part, le déterminant peut, dans certains cas (avec un adjectif, une relative) être exprimé devant les noms propres de

villes ou de personnes, etc.: LE PETIT GEORGES dont je te parle est le cadet de la

famille" (Dubois, Lagane, 1973, 39-40).

La grammaire générative rend compte, de façon satisfaisante, de la différence qu'il y a entre le nom propre et le nom commun, quand elle propose une règle de formation du type:

Det + N SN ProSN

Npropre

(cf. Ruwet, 1968, 361), qui revient à dire que les noms propres et le pronoms sont, comme la combinaison d'un article et d'un nom commun, des syntagmes nominaux. Cette formulation établit bien la différence fonctionnelle qu'il y a entre le nom propre, qui appartient au paradigme du SN, et le nom commun, qui n'est qu'un constituant immédiat de ce dernier paradigme. Mais elle enlève tout sens au mot syntagme, qui désigne alors tantôt une combinaison d'unités minimales comme Art + N, tantôt une seule unité minimale comme ProSN ou Npropre. La terminologie de Georges van Hout présente le même inconvénient, pour le même avantage. Elle parle de syntagme nominal analytique et de syntagme nominal synthétique:

"Le pronom est un syntagme nominal synthétique disponible" (Van Hout, 1973, I, 148)

"Nous appelons nom propre toute structure synthétique signifiant un et un seul

singleton" (Van Hout, 1973, I, 173)

"Le syntagme nominal se rencontre: sous forme analytique (au moins deux unités), sous

forme synthétique" (Van Hout, 1973, I, 26). Que veut dire une combinaison d'unités qui n'est constituée que d'une unité?

La règle de formation des générativistes a un second inconvénient implicite: elle privilégie plus ou moins la combinaison Art + N, puisqu'elle parle d'un SN, ce qui revient à dire qu'un SN est, avant tout, une combinaison d'un article et d'un nom, et que par conséquent le nom propre se définira comme l'unité unique qui commute avec la combinaison d'un article et d'un nom. Une telle définition est possible, quand on travaille sur le français ou l'anglais, c'est-à-dire sur une langue à article. Car dans ces langues, on peut définir le SN comme étant avant tout la combinaison d'un article et d'un nom, ou, ce qui revient au même, la plus petite combinaison contenant un nom qui puisse fonctionner par exemple comme le sujet d'une phrase ou comme le complément d'objet d'un verbe. Mais ce type de définition n'est pas généralisable, dans la mesure où il ne peut pas être utilisé pour les langues sans articles. Il est dans ces conditions préférable de considérer le nom propre comme le modèle d'un paradigme auquel appartiennent toutes les formes de SN, et donc d'appeler syntagme nominal toute construction qui commute avec un nom propre, et qui par conséquent a le nom propre pour modèle. C'est ce que fait Denis Creissels, quand, à propos de langues dites exotiques comme le bambara, il écrit:

"c'est la possibilité de montrer que la position qu'il occupe a un statut combinatoire

analogue à celui dont jouissent les positions où figurent des noms propres de personnes.

Ce qui est essentiel dans cette démarche d'identification des constituants nominaux, c'est

qu'elle n'implique en aucune manière l'existence de propriétés référentielles qui seraient

d'une façon ou d'une autre communes à la totalité des constituants nominaux (ou

«typiques» des constituants nominaux dans leur ensemble): seule compte une analogie

de comportement combinatoire avec le prototype que constituent les noms propres de

personnes" (Creissels, 1995, Eléments de syntaxe générale, 20).

Mais cela a une conséquence, au niveau de la formalisation. Il n'est plus possible d'utiliser les règles de formation proposées par la grammaire générative, qui impliquent que le Npropre est un cas particulier de SN, ou un SN synthétique, comme le dirait Georges Van Hout. Et puisque Denis Creissels emploie le terme général de "constituant nominal" pour désigner à la fois le nom propre, qui est un seul morphème, et tout syntagme nominal, c'est-à-dire toute combinaison de morphèmes qui a un nom pour noyau central, on remplacera la règle de réécriture du Syntagme Nominal des générativistes par une règle de réécriture du Constituant Nominal:

Det + N CN ProSN

Npropre

Ce changement n'est pas important; il n'interdit même pas de continuer à appeler syntagme nominal toute construction qui a un nom pour noyau. Mais il supprime l'incohérence théorique qu'il y aurait à considérer comme un syntagme une seule unité minimale telle qu'un nom propre ou un pronom.

7. Dans les langues sans articles?: Les langues sans articles, comme le latin ou le russe, peuvent donner à penser que le SN est une construction endocentrique, puisque faute d'article, le nom peut toujours être employé seul. A vrai dire, si on y regarde d'un peu près, on verra que dans ces langues, la situation n'est pas vraiment différente de ce qui se passe en français ou en anglais. Si on essaie de formaliser la description du syntagme nominal latin, on voit que les règles suivantes, qui, avec les grammaires scolaires, distinguent au moins deux

sortes d'adjectifs, les adjectifs démonstratifs et les adjectifs qualificatifs: N → Dém + N N → Adj + N N → homo, consul, agricola Dem → hic «ce, cet» Adj → clarus «célèbre», fortis «courageux»

ne permettent pas de décrire les faits correctement. Car elles rendraient possible la dérivation

du syntagme nominal suivant: N Dem + N Dem + Adj + N Dem + Adj + Dem + N *hic clarus hic homo «*cet illustre cet homme»

qui est inacceptable en latin. Mais les choses changent, si on réécrit cette petite grammaire, en distinguant deux sortes de N, à savoir N1 et N2, de façon à ce que N2 puisse seul être à droite de la flèche, et ne puisse être à gauche de la flèche que lorsque, étant à droite de la flèche, ilse combine avec un adjectif qualificatif:

N1 → Dém + N2 N2 → Adj + N2 N1 homo, consul, agricola Dem → hic «ce, cet» Adj → clarus «célèbre», fortis «courageux»

Du coup, la dérivation précédente devient impossible: N1 Dem + N2 Dem + Adj + N2 Dem + Adj + Dem + N *hic clarus hic homo «*cet illustre cet homme»

car il n'y a pas de réécriture de N2 en Dém + N2. Seule la règle N2 → Adj + N2, qui est récursive, donne une construction endocentrique (c'est-à-dire une construction Adj + N2, qui appartient au même paradigme que N2). Par contre la règle N1 → Dém + N2 donne une construction exocentrique Dém + N2, qui appartient à un autre paradigme que N2, à savoir celui de N1, qui, par hypothèse, est différent de N2.

Il faut cependant rajouter à cette petite grammaire une règle comme

N2 → homo, consul, agricola pour que l'on puisse obtenir hic clarus homo aussi bien que homo seul comme sujet d'un verbe uenit «est arrivé», par exemple dans:

hic clarus homo uenit «Cet homme illustre est arrivé»

homo uenit «L'homme est arrivé». Mais on évitera alors de postuler implicitement qu'il y a en latin deux lexèmes homo, l'un qui est un N1, c'est-à-dire qui appartient au paradigme du syntagme nominal, et l'autre qui est un N2, c'est-à-dire un simple nom, en reformulant notre petite grammaire de la façon suivante:

CN → Dém + N CN → N N → Adj + N N → homo, consul, agricola Dem → hic «ce, cet» Adj → clarus «célèbre», fortis «courageux»

où CN veut dire "Constituant nominal" (ceci pour éviter la circularité théorique qui consisterait à dire d'une part que le Npropre appartient au paradigme du SN, et d'autre part que le SN est ce qui commute avec un Npropre, c'est-à-dire ce qui appartient au paradigme du Npropre). Une telle grammaire revient bien à dire que le CN est soit un nom soit un syntagme exocentrique, et donc que le syntagme nominal dans les langues qui n'ont pas d'article est, comme dans les langues qui ont un article, une construction exocentrique, c'est-à-dire une construction qui est une interdépendance, et non simplement une dépendance. Ce SN peut toutefois sembler endocentrique, par exemple dans une phrase latine comme

clarus homo uenit «L'homme illustre est arrivé». Mais si la construction clarus homo est effectivement endocentrique, ce n'est pas en tant que SN, mais en tant que N qui est entré dans le paradigme du SN. Ce n'est donc pas, à proprement parler, un SN endocentrique.

On peut donner d'autres arguments, et dire par exemple qu'il existe en latin ou en russe des constituants qui se combinent et s'accordent morphologiquement avec le nom comme l'adjectifs épithètes, "mais qui néanmoins ne sont pas des adjectifs dans la mesure où ils ne sont pas coordonnables avec des adjectifs <…>. Des énoncés comme

*populus ille et romanus «*ce et romain peuple», *populus ille et imreriosus «*ce et dominateur peuple» sont impossibles en latin; car dans des constructions comme

callidus ille et occultus ne se insinuet, studiose cauendum est (Cic., Lael. 99) «mais

l'homme rusé et dissimulé, il faut soigneusement veiller à ne pas le laisser s'insinuer» il n'y a pas coordination entre ille et occultus, mais entre callidus et occultus, le déterminant ille portant sur les deux adjectifs ainsi coordonnés" (Touratier, 1994, Syntaxe latine, 5). De la même façon, "il est aussi difficile de dire en russe *c }rnÐ i jpaqicnÐ jnlmarf qu'en français *dans cette et belle chambre, en provençal *dins aquesto e poulido chambro, ou en italien *in questa e bella camera" (Touratier, 1992, "Le syntagme nominal et le problème du déterminant en russe et dans les langues romanes", 284). Un tel argument n'est pas entièrement décisif; car tous les adjectifs qualificatifs ne sont pas forcément coordonnables. "Il est en effet aussi peu aisé de dire en russe *tpsjrnc{f i cfkijnoim{f efpfcz-que de dire en français *les arbres fruitiers et splendides, en provençal *lis aubre fruchié e espectaclous ou en italien *gli alberi fruttiferi e splendidi" (Touratier, 1992, 284-285), ce qui confirme peut-être ma distinction faite, à la suite de Marouzeau, entre deux classes d'adjectifs: les adjectifs déterminatifs ou discriminatifs, comme dans un arbre fruitier, et les adjectifs qualificatifs, comme dans un bel arbre (cf. Marouzeau, 19693.3, 9).

On pourrait croire que le russe est plus favorable que le latin, où meus «mon» n'est pas comme en français un déterminant, mais un adjectif. Car en russe, alors que, dans le syntagme prépositionnel c bnk|xnÐ jnlmarf «dans la grande chambre», il est possible de remplacer le nom jnlmarf «chambre» par le groupe nominal (ou nom syntaxique) mncnÐ jnlmarf «chambre neuve» et de dire c bnk|xnÐ mncnÐ jnlmarf «dans la grande chambre neuve», il est impossible, dans le syntagme prépositionnel c lnfÐ jnlmarf «dans ma chambre» de remplacer ce même nom jnlmarf «chambre» par la construction hrnÐ jnlmarf «cette chambre» et de dire *c lnfÐ hrnÐ jnlmarf «*dans ma cette chambre». Nous avons primitivement interpréter en voyant dans un déterminant et en disant par conséquent que "le N n'est pas récursif dans le contexte d'un déterminant, alors qu'il est dans le contexte d'un adjectif, ce qui montre bien que le déterminant et l'adjectif n'ont pas les mêmes propriétés syntaxique" (Touratier, 1992, 285).

Cette explication n'est pas exacte; car en russe, le possessif lnÐ «mon, mien» est,

comme en latin, un adjectif, ainsi que le prouve les deux emplois suivants: c hrnÐ lnfÐ jnlmarf «dans cette mienne chambre» Õrn cÌxa jÑlmara a mf lnÖ «Ceci est votre chambre, mais pas la mienne» (cf. Pauliat, 1972, Dictionnaire Français-Russe, 261)

où lnÐ est, dans le premier, épithète, et dans le second, attribut. Pour expliquer la non-acceptabilité de *c lnfÐ hrnÐ jnlmarf «*dans ma cette chambre», il faut dire qu'en l'absence du déterminant Õrn toute construction commençant par un adjectif possessif fonctionne comme un SN, et qu'il est donc impossible et impensable d'ajouter un déterminant à l'intérieur de ce SN, qui est contextuellement, c'est-à-dire énonciativement, actualisé ou quantifié.

Un dernier argument serait le fait d'attribuer à certains adjectifs la fonction d'apposition et non d'épithète. Le contenu d'une épithète s'ajoute au contenu du nom ainsi qualifié pour faire partie de la propriété sémantique définitoire qui permet d'identifier l'ensemble d'individus désigné par le SN, alors que l'apposition attribue une qualité supplémentaire à un ensemble d'individus parfaitement identifiés. Ceci se comprend bien, dans une langue comme le français, où il est évident que l'adjectif apposé est une expansion de SN, et l'adjectif épithète une expansion de N, le SN étant quantifié par son déterminant, et le N devant être quantifié par un déterminant qui s'adjoigne à lui. Si donc on distingue un nom quantifié contextuellement (c'est-à-dire un N1 ou un CN) d'un nom non quantifié contextuellement (c'est-à-dire un N2 ou un N), on pourra dire qu'un adjectif, expansion de N1 (ou CN) est apposé, et un adjectif expansion de N2 (ou N) est épithète. Or les grammaires russes distinguent les adjectifs apposés des adjectifs épithètes. Veyrenc donne plusieurs exemples, dont

nqÑbfmmn onmpÌcikiqz lmf dkahÌ, bnk|xif i dpÒqrm{f «surtout me plurent les

yeux, grands et tristes». Ici le nom dkahÌ seul est contextuellement quantifié, exactement comme le SN Îri dkaha «ces yeux» de

nqÑbfmmn onmpÌcikiqz lmf Îri dkaha, bnk|xif i dpÒqrm{f «surtout me plurent ces

yeux, grands et tristes». On peut alors représenter graphiquement les deux organisations structurales par les schémas suivants:

où les groupes d'adjectifs sont, tous deux, des expansions de SN.

Les grammaires russes ont raison de distinguer les adjectifs apposés des adjectifs épithètes. Car l'adjectif apposé se distingue de l'adjectif épithète en ce qu'il est placé après le nom, alors que j'adjectif épithète est avant le nom, particularité morphologique qui marque expressément la différence syntaxique. Certes Veyrenc dit seulement, à ce propos, que "le plus souvent, l'apposition suit le nom déterminé", comme dans l'exemple que nous lui avons emprunté. Mais s'il ajoute qu'"elle peut aussi le précéder" (Veyrenc, 121), il donne un exemple où l'adjectif n'est nullement apposé, même si certaines grammaires le diraient apposé au sujet nm «il, lui»:

dpÑhm{Ð i bkÎem{i, qrnir nm opfen lmÑÐ «menaçant et pâle, il se tient debout

devant moi» où les adjectifs, antéposés et séparés du reste par une virgule ne sont pas des appositions, mais des constituants extraposés.

En conclusion, contrairement à ce que sont tentés de croire les spécialistes de langues sans articles comme le russe ou le latin, postuler l'existence d'un SN construction endocentrique comme dans des langues avec article n'est pas une projection sur les langues sans articles de ce qui se passe en français ou en anglais. C'est le fonctionnement même du russe ou du latin qui impose l'obligation de postuler que le SN n'est pas dans ces langues un simple GN, comme pourrait le donner à penser la seule morphologie.

B. Le syntagme verbal et ses constituants: Le SV pose des problèmes assez comparables à ceux que pose le SN. Mais il n'est pas possible de le définir, au moins au départ, comme le plus petit syntagme qui contient un verbe; car le verbe ne semble pas avoir de constituant indispensable qui soit comparable au Déterminant du SN. Certes on pourrait, comme dans La nouvelle grammaire du français de Dubois et Lagane, poser au départ qu'une phrase comme

Mon père achève sa lecture "est constitué de deux groupes d'éléments (mon père et achève sa lecture)", qui sont remplaçables respectivement par Mon frère et va à son bureau, ce qui donnerait des phrases comme:

Mon père va au bureau, Mon frère achève sa lecture, Mon frère va au bureau, mais qui "ne peuvent pas se substituer l'un à l'autre"; car on ne peut pas remplacer mon père par va au bureau, une phrase comme

*Va au bureau achève sa lecture n'étant pas possible en français. On reconnaîtra facilement alors dans le premier groupe ce que nous avons appelé un SN, et on admettra, par hypothèse, que le second groupe d'élément est un SV. Tout cela n'est pas faux, certes. Mais ce n'est nullement explicatif.

1. Notion de SV: Une autre voix est envisageable, pour définir le SV. C'est de partir de l'opposition que font les grammaires entre le verbe transitif et le verbe intransitif.

a. Deux sortes de verbes? Les grammaires scolaires ont l'habitude de distinguer au moins deux sortes de verbes, c'est-à-dire deux "sous-classes" (Dubois, Lagane, 1973, 113) de verbes, qu'elles appellent les verbes transitifs et les verbes intransitifs:

"Les verbes transitifs sont ceux qui admettent un complément d'objet. Le verbe lire est un verbe transitif, car, dans la phrase Mon père lit le journal, il est suivi d'un complément d'objet (le journal). Les verbes intransitifs sont ceux qui n'admettent pas de complément d'objet. Le verbe planer est un verbe intransitif, car dans la phrase L'épervier plane dans le ciel, il n'a pas et ne peut pas avoir de complément d'objet" (Dubois, Lagane, 1973, 113).

Malheureusement, cette différence de fonctionnement semble peu sûre; car les grammaires sont obligées de nuancer immédiatement cette opposition entre verbes intransitifs et verbes transitifs, comme le fait du reste La nouvelle grammaire du français:

"On emploie souvent sans complément d'objet des verbes transitifs. On dit alors qu'ils sont employés absolument: Mon père lit. Il arrive aussi que certains verbes ordinairement intransitifs soient employés transitivement avec un complément d'objet: Il a vécu une vie heureuse. Plusieurs chevaux n'ont pas couru cette épreuve" (Dubois, Lagane, 1973, 113).

Remarquons que les grammaires ne disent pas que tous les verbes intransitifs, mais seulement que certains de ces verbes peuvent être employés transitivement. La Grammaire de Dubois et Lagane signale par exemple que le verbe planer " ne peut pas avoir de complément d'objet". Inversement, elles ne disent pas que tous les verbes transitifs, mais seulement que de nombreux verbes transitifs peuvent être employés absolument. Dans les deux exemples de verbes transitifs que donne par exemple la Grammaire française des lycées et des collèges:

Le chat poursuit la souris. Pierre a un cheval (cf. Bonnard, 1950, 145) le premier peut quelquefois, mais rarement être intransitivé: Poursuivre: "Dans un récit, sert à indiquer qu'une personne continue à parler: Pour

partir, j'ai besoin d'argent, a-t-elle poursuivi (Marceau)" (Lexis 1474)

Poursuivre: "Absolument Il faut poursuivre ═> PERSEVERER" (LNPR 1748) Le second ne le peut jamais. Il existe donc des verbes qui ne sont que transitifs et d'autres qui ne sont qu'intransitifs.

Si l'on ne fonde pas la syntaxe sur la morphologie, mais sur les équivalences paradigmatiques et le fonctionnement des unités minimales, on ne peut pas dire qu'il y ait deux sortes syntaxiques de verbes. Car les verbes qui sont toujours intransitifs ne commutent pas avec les verbes qui sont toujours transitifs. Les verbes qui sont toujours intransitifs commutent avec la construction que forment les verbes qui sont toujours transitifs et leur complément d'objet. Si l'on appelle SV cette construction formée par un verbe transitif et son ou ses compléments, on doit reconnaître d'une part que le verbe toujours intransitif est le modèle de cette construction, c'est-à-dire l'unité syntaxique la plus courte de ce paradigme, et d'autre part que le verbe toujours transitif forme nécessairement avec son ou ses compléments d'objet une construction exocentrique, c'est-à-dire une construction où les deux ou plus de deux constituants immédiats sont nécessaires. Si le verbe toujours intransitif et le verbe toujours transitif sont, au point de vue morphologique, des unités identiques, qui se combinent avec les mêmes classes de segments morphologiques, au point de vue syntaxique, ils ne représentent pas deux sous-classes d'une même classe, comme le prétendent les grammaires scolaires, mais appartiennent à deux classes fonctionnelles différentes, le verbe intransitif étant le modèle d'une classe syntaxique, et le verbe transitif n'étant qu'un des constituants immédiats de cette même classe syntaxique. La linguistique moderne dirait que le verbe toujours transitif est un des constituants immédiats du SN, et que le verbe toujours intransitif est le modèle de cette construction.

On se trouve alors devant la même difficulté théorique qu'en face du Npropre et du SN, le verbe intransitif étant à la construction formée par le verbe transitif et son complément d'objet ce que le nom propre est au syntagme nominal. On postulera donc une classe que l'on appellera CV, c'est-à-dire Constituant Verbal, et l'on admettra que ce CV peut être soit un seul morphème, en l'occurrence un Vintr soit un syntagme combinant un Vtr et un SN ou toute sorte d'autre complément de verbe. On remplacera donc les deux règles de formation envisagées par Ruwet:

SV → Vintr

SV → Vtr • SN (cf. Ruwet, 1968, Introduction à la grammaire générative, 116) par les règles:

CV → Vintr

CV → Vtr • SN où seule la combinaison Vtr • SN peut légitimement être considérée comme un syntagme.

b. La combinaison Vtr • SN est-elle toujours exocentrique? Le problème qu'il convient maintenant d'examiner est celui des verbes transitifs qui peuvent être employés intransitivement et celui des verbes intransitifs qui peuvent être employés transitivement. Bref, ne faut-il pas concéder qu'un verbe qui peut avoir ou ne pas avoir de complément d'objet forme avec ce dernier une construction endocentrique, le complément de verbe étant alors une expansion facultative du prétendu verbe transitif? Et cela impliquerait qu'il faut distinguer deux sortes syntaxiques de complément de verbe: des compléments de verbe qui sont des adjonctions de verbe, quand celui-ci est toujours transitif, et des compléments de verbe qui sont des expansions de verbe, quand celui-ci est tantôt transitif tantôt intransitif. Mais il faudrait aussi repenser la notion de transitivité, qui ne peut pas être la même pour les verbes susceptibles d'avoir ou de ne pas avoir de complément de verbe que pour les verbes qui exigent un complément de verbe. Il faudrait alors postuler une classe spéciale de verbes, celle des verbes qui "ne sont en eux-mêmes ni transitifs ni intransitifs, leur sens <étant> complet ou non suivant les situations" (Blinkenberg, 22-23).

Remarquons toutefois que les grammaires parlent de verbes transitifs employés absolument ou intransitivement, ce qui semble bien impliquer que même si le verbe n'a pas de complément d'objet, il n'en reste pas moins d'une certaine façon toujours transitif, et ne devient pas pour autant véritablement intransitif. Il faut dire que le problème de la transitivité est complexe; car, comme le disait Blinkenberg, 1960, Le problème de la transitivité en français moderne, 12), il présente "un double aspect <…>: il est en même temps d'ordre sémantique et syntactique". Winfried Busse précise assez bien la situation:

"Le concept de la transitivité du verbe peut s'interpréter entre autres du point de vue notionnel ou du point de syntaxique. Dans les explications notionnelles traditionnelles, on peut en distinguer une qui se fonde sur un «schéma actanciel» et une autre qui part d'une «incomplétude» du verbe. Comme représentant de la première, citons Maurice Grevisse: «Les verbes transitifs, appelés parfois objectifs, sont ceux qui expriment une action sortant du sujet et passant sur un objet. Ces verbes appellent, en principe, un complément d'objet, désignant l'être qui est le terme de l'action ou l'objet auquel l'action tend» (Grevisse, 19597, 512). <…>

Selon la deuxième conception, les verbes transitifs sont incomplets d'après leur signification, si bien que doit apparaître dans la phrase un objet qui précise et complète la signification du verbe ou le concept verbal." (d'après Busse, 1974, Klasse, Transitivität, Valenz, 113)

•Transitivité et valence: Même avec ces précisions, les choses ne sont, à vrai dire, pas complètement nettes, dans la mesure où la complétude syntaxique du verbe transitif est, à chaque fois, plus ou moins expressément associée à son incomplétude sémantique. Nous préfèrerons donc distinguer le sémantique du syntaxique, et voir dans la transitivité d'un verbe une propriété exclusivement syntaxique, en vertu de laquelle un verbe est construit avec un ou plusieurs compléments de verbe, que ceux-ci soient des compléments directs ou indirects d'objet. Par contre, en ne suivant peut-être pas la lettre, mais du moins l'esprit de Tesnière, nous appellerons la valence du verbe le fait d'avoir sémantiquement besoin, pour constituer un énoncé doué de sens, d'un nombre donné de participants au procès exprimé par le verbe, que Tesnière appelait les actants du verbe, et que les logiciens appellent les arguments (ou les variables) du prédicat.

La distinction de ces deux concepts, l'un syntaxique ou constructionnel, la transitivité, et l'autre sémantique, la valence, permet de réaliser le rêve de Vendryès à propos de la transitivité:

"On concevrait mieux l'opposition des verbes transitif et intransitif de la façon suivante.

Du moment que la notion du transitif suppose un régime, on pourrait appeler transitif

tout verbe dont l'action a son terme exprimé dans la phrase, et intransitif au contraire

tout verbe qui est employé sans régime exprimé. Ainsi s'opposeraient par exemple les

tours comme «j'aime Rose» et «la maison où j'aime», «cet homme boit du vin» et «qui a

bu boira». Employé sans régime, le verbe est bien intransitif; l'action qu'il exprime ne

porte sur aucun objet" (Vendryès, 1923, Le langage, Introduction linguistique à

l'histoire, 126).

Mais non préciserons que si aimer est, syntaxiquement, transitif dans j'aime Rose et intransitif dans la maison où j'aime, il est, dans les deux cas, sémantiquement le même, à savoir un verbe bivalent. Le fait que son second actant ne soit pas exprimé dans la maison où j'aime n'a nullement pour conséquence sémantique que je n'aime pas quelqu'un de précis. Ceci permet de rejoindre l'intuition de la grammaire traditionnelle, qui parlait alors d'un verbe transitif employé intransitivement, sans la difficulté terminologique que cette façon de parler traditionnelle revient à dire curieusement qu'un verbe construit avec un complément d'objet (c'est-à-dire transitif) n'est pas construit avec un complément d'objet, ce qui peut paraître contradictoire.

Il faut ajouter que, contrairement à ce que semblait admettre Tesnière, il n'y a pas parallélisme entre la structure ou le schéma actanciel du verbe et sa structure syntaxique, même s'il y a entre ces deux types d'organisation un certain rapport. Un verbe monovalent est normalement, au point de syntaxique, un verbe intransitif, sauf si ce verbe est morphologiquement impersonnel, auquel cas le premier et seul actant du verbe devient nécessairement un complément d'objet du verbe, qui, alors, est donc transitif:

Il souffle un vent terrible (Romains). Dans le désert où il ne pousse rien, par manque

d'eau (Maupassant) (d'après Grevisse & Goosse, 199313, 1153). Un verbe au moins bivalent est normalement une fois transitif, mais il peut être deux fois transitif, s'il est morphologiquement impersonnel, comme dans:

Il est arrivé à Pierre une aventure extraordinaire. Mais la valence sémantique peut ne pas déterminer même partiellement la transitivité d'un verbe, dans la mesure où il est possible d'employer transitivement un verbe monovalent personnel, qui, normalement, devrait être toujours intransitif:

N'ai-je pas sué la sueur de tes nuits? (Verlaine). Dormir son dernier sommeil. Vivre sa vie.

•L'intransitivation de verbes bivalents: Il semble qu'il y ait deux formes différentes d'intransitivation des verbes au moins bivalents, que Blinkenberg a appelé, à la suite de la grammaire traditionnelle "emplois absolus" et "emplois elliptiques":

"Les termes d'«emploi absolu» et d'«emploi elliptique» peuvent fournir des étiquettes d'une certaine valeur pratique, le premier étant réservé de préférence aux cas où l'objet inexprimé reste dans une généralité assez vague, déterminée seulement par le sens même du verbe: il regarde le second portant sur un objet inexprimé, mais plus précis, que la situation permet à l'interlocuteur de suppléer facilement: on porte en ville" (Blinkenberg, 1960, 46).

Il précise que "dans les deux cas on peut employer aussi le terme de transitivité implicite, le contenu des deux verbes cités indiquant une action extrovertie, de nature spécifiquement transitive, sans qu'on doive nécessairement expliciter l'objet sur lequel porte l'action" (Blinkenberg, 1960, 46). Cette observation terminologique donne une justification théorique à l'usage traditionnel qui parle d'emploi intransitif ou absolu d'un verbe transitif, et suggère assez bien ce que notre propre analyse dit expressément. Car parler de "transitivité implicite" veut très précisément dire que si le verbe est syntaxiquement sans complément, c'est-à-dire intransitif, il est néanmoins, au point de vue sémantique, encore construit avec deux actants et reste donc bivalent. Blinkenberg aura d'ailleurs une formulation encore plus proche de notre explication, quand il dira:

"Ces verbes restent donc transitifs selon le critère sémantique, tout en étant

occasionnellement intransitifs selon le critère syntaxique" (Blinkenberg, 1960, 108).

Il est possible de préciser plus que ne le fait Blinkenberg les conditions de ces deux formes d'intransitivation. Les emplois dits elliptiques n'expriment pas des actants "que fournit la situation", comme le dit fort justement Blinkenberg (1960, 108). On dira plus précisément que ces actants ne sont pas exprimés, parce qu'ils font parties des données énonciatives. Il peut s'agir alors des constituants de la situation énonciative, comme le locuteur

Vous permettez? (= Vous me donnez la permission de dire quelque chose)

Donnez! (=Donnez-moi ce que vous cachez). Faites voir! (=Faites-le moi voir)

ou l'interlocuteur: Je vais tout dire (= Je vais tout vous dire). Je promets de rentrer de bonne heure (= Je vous promets de rentrer de bonne heure). Mais ce peut être une particularité visible ou implicitement connue de la situation dans laquelle apparaît le message, comme dans cet exemple de Blinkenberg: "rien, dit-il, n'est plus clair que cette notice affichée dans la devanture d'un magasin: On porte à domicile" (Blinkenberg, 1960, 110). Il ne peut s'agir que des denrées qui auront été achetées dans ce magasin. L'omission d'actants peut aussi affecter des données contextuelles, c'est-à-dire des éléments qui sont déjà apparus dans le contexte linguistique de l'énoncé, et qui, étant forcément présents dans l'esprit de l'interlocuteur, n'ont nullement besoin d'être mentionnés de nouveau: Bartholo: Il vaut mieux qu'elle pleure de m'avoir, que moi je meure de ne pas l'avoir. –Bazile: Il y va de la vie? Épousez, docteur, épousez (Beaumarchais, Barbier IV, d'après Blinkenberg, 1960, 109) (= épousez-la, épousez Rosine) L'Église a deux manières de réagir en présence de l'hérésie: repousser, absorber (Gide, d'après Busse, 1974, 130) (= repousser l'hérésie, absorber l'hérésie). Enfin, la situation référentielle dont parle le message peut encore entraîner l'omission d'actants, quand elle implique des éléments qui sont évidents et pour le locuteur et

pour l'interlocuteur:

Il se prit à ranger dans la chambre (Alain-Fournier, Grand Meaulnes, 109) (= ranger ses

affaires)

Allo! ah! Chéri! c'est toi? <...> On avait coupé <...> Non, non. J'attendais. On sonnait,

je décrochais et il n'y avait personne (Cocteau, La voix humaine) (= On avait coupé la

communication, je décrochais le téléphone). Le principe même de l'économie communicationnelle veut qu'il n'y a pas lieu d'expliciter ce tout ce qui est déjà donné par la situation énonciative, et donc de redire inutilement tout ce qui fait partie des données énonciatives. Voilà pourquoi Blinkenberg dirait en conclusion que "ce sont, si l'on veut, des intransitifs par ellipse" (Blinkenberg, 1960, 108).

•"Emplois absolus" des verbes bivalents: On peut distinguer au moins deux types différents d'emplois dits absolus des verbes bivalents. Le premier type d'emploi absolu d'un verbe bivalent correspond à la non-mention par le locuteur d'un actant qui n'a aucune importance particulière et qui, correspondant à un objet quelconque, n'a nul besoin d'être précisé:

Pierre mange, boit, écrit à côté de

Pierre mange de la viande, boit du lait, écrit une lettre. Le verbe reste manifestement bivalent dans ces exemples, l'argument pouvant très bien être restitué par un complément de sens indéfini comme quelque chose, n'importe quoi ou même tout:

L'Église affirme, la raison nie (Hugo)

Ma phrase suggère plutôt qu'elle n'affirme (Gide)

Bon intellectuel, il ne voulait pas seulement expliquer, mais convaincre (Malraux)

Ils ont fait de la justice une chose négative qui défend, prohibe, exclut (Michelet)

(exemples empruntés à Winfried Busse, 1974, 130).

Ce premier type d'emploi absolu n'est pas toujours très différent d'un emploi elliptique. Si quelqu'un vous demande au téléphone vers 20 heures, il risque que quelqu'un de votre entourage lui réponde: "Veuillez rappeler un peu plus tard, car il mange". Les besoins de la situation de communication n'exigent nullement que lui soit précisé le menu de votre repas; mais il est certain que vous mangez quelque chose, même si on dit seulement que vous mangez. Mais, même si l'intransitivation a quelque rapport avec la situation énonciative, on ne peut pas dire que l'actant non exprimé syntaxiquement soit fourni par cette situation énonciative. Il s'agit donc bien d'un autre type d'intransitivation que l'emploi elliptique.

Le deuxième type d'emploi absolu d'un verbe bivalent correspond à une sorte de mise entre parenthèses d'un actant par le locuteur. Celui-ci fait quasiment disparaître cet actant en réalisant en quelque sorte un "gros plan" sur le contenu verbal. La signification du verbe est alors amenée à se recentrer sur le seul actant exprimé et donc à présenter un effet de sens monovalent, puisqu'elle est privée du point d'application que devrait préciser l'actant omis. Cet effet de sens dû à l'intransitivation amène le verbe à ne plus exprimer une action particulière faite par ce que désigne le sujet, mais un état, une propriété intrinsèque de ce que désigne le sujet. Quand on dit

Pierre pense, chasse, discute, voit cela signifie qu'il a la faculté de développer une pensée et qu'il est un penseur, qu'il a l'habitude d'aller à la chasse et qu'il est un chasseur, qu'il aime la discussion et qu'il est discuteur, ou qu'il jouit de la vue et qu'il n'est pas aveugle. Le verbe ainsi intransitivé prend un sens partiellement différent du sens de la construction transitive, mais qui se construit néanmoins à partir du sens transitif. L'effet de sens apparemment monovalent n'empêche donc nullement le verbe d'être et de rester fondamentalement bivalent. Ce n'est qu'une variante de sens qui apparaît dans le contexte syntaxique particulier de l'intransitivation.

•exocentricité du syntagme verbal: On voit par conséquent que la possibilité pour un verbe bivalent d'être intransitivé n'implique nullement que le complément de verbe soit facultatif, quand il est exprimé, puisque l'intransitivation ne supprime pas le second actant, mais se contente de ne pas l'exprimer syntaxiquement. Le verbe bivalent intransitivé joue donc le même rôle dans la phrase que ce même verbe construit avec un complément de verbe. Et l'on ne peut pas dire que le verbe intransitivé soit alors syntaxiquement le modèle du syntagme verbal formé par le verbe et son complément, puisque le verbe intransitivé ne se comprend que par rapport à la bivalence du verbe et donc par rapport au SV qui est l'expression normale de cette bivalence. Le verbe bivalent transitivé ne saurait donc appartenir à la même classe syntaxique que ce verbe bivalent intransitivé, puisque le verbe bivalent intransitivé est l'équivalent non du seul verbe bivalent transitivé, mais de la combinaison du verbe bivalent transitivé et de son complément. On doit donc postuler que le verbe bivalent transitivé appelle nécessairement son complément de verbe et ne peut pas exister sans ce complément de verbe, ce qui revient à dire que la construction syntaxique V•SN ne peut être qu'une construction exocentrique. C'est ce que signifient les deux règles de réécriture envisagées plus haut:

SV → Vtr • SN CV → Vtr • SN

où la catégorie qui est à gauche de la flèche ne se retrouve pas à droite de la flèche, ce qui signifie que le constituant Vtr n'appartient pas au même paradigme que la construction, qui est appelée SV ou CV.

En conclusion, on dira qu'un verbe dit intransitif, c'est-à-dire en fait monovalent, est un morphème qui, normalement, peut être, à lui seul, un constituant verbal (CV) de phrase ou de proposition, qu'un verbe dit transitif, c'est-à-dire en fait bivalent ou trivalent, est un morphème qui ne peut être qu'un des constituants immédiats du CV, et que, lorsque ce verbe est intransitivé, il entre seul dans le paradigme du CV, exactement comme le verbe monovalent. Mais si le verbe monovalent est alors le modèle du paradigme du CV, ce n'est pas le cas du verbe bivalent ou trivalent intransitivé.

c. SV endocentrique: Le construction exocentrique qu'est le SV peut recevoir des expansions et entrer par conséquent dans une construction endocentrique, comme les SPrép avec une extrême gentillesse ou avec le sourire dans les phrases:

Pierre reçoit ses amis avec une extrême gentillesse

Pierre raconta ses ennuis à ses amis avec le sourire où le SPrép avec une extrême gentillesse est une expansion du SV reçoit ses amis, et le SPrép avec le sourire une expansion du SV à deux compléments d'objet raconta ses ennuis à ses amis. Les constituants qui forment ainsi une construction avec un SV minimal occupent la fonction syntaxique à laquelle nous donnerons le nom de Circonstant. Elle se définit syntaxiquement, c'est-à-dire constructionnellement par le fait d'être une expansion de SV, et par conséquent un constituant immédiat d'un SV endocentrique, ce qui est bien représenté par le graphique suivant:

SN:N SV

V

Pierre racont-a s -es ennuis à son ami avec le sourire

Au point de vue sémantique, la fonction syntaxique de circonstant joue le même rôle de caractérisation que la fonction d'épithète. Le contenu sémantique du SV minimal, à savoir «raconta ses ennuis à ses amis», est un noyau de qualification qui reçoit l'enrichissement de compréhension correspondant à la signification du SPrép, à savoir «avec le sourire». Et cette caractérisation du SV est normalement l'élément le plus informatif du SV endocentrique, dans la mesure où il particularise le contenu sémantique du SV minimal, dont il est l'expansion syntaxique.

Nous verrons qu'un SV endocentrique peut contenir plusieurs Circonstants, mais que ceux-ci ne sont pas au niveau, du moins s'ils ne sont pas coordonnés. Par exemple dans la phrase suivante de Simenon:

"Delfosse a tellement peur que, sans réfléchir, il frappe de toutes ses forces, dans

l'ombre, avec sa canne..." (Georges Simenon, 1991, 17, 94 le SV dont le verbe est intransitivé il frappe reçoit comme expansion le Circonstant de toutes ses forces, que la grammaire scolaire appellerait un complément circonstanciel de manière. Le SV endocentrique ainsi formé il frappe de toutes ses forces reçoit, lui aussi, une expansion, à savoir le deuxième circonstant dans l'ombre, où la grammaire scolaire verrait un complément circonstanciel de lieu. Enfin le SV endocentrique ainsi constitué il frappe de toutes ses forces, dans l'ombre reçoit, à son tour, comme expansion le Circonstant avec sa canne, qui est, pour la grammaire scolaire, un complément circonstanciel de moyen. On a donc affaire à une cascade de Circonstants, qui sont hiérarchisés les uns par rapport aux autres.

P

Npr SV

SV SPrép SV Prép SN Det N

PréDet Det

Delfosse frappe de toutes ses forces, dans l' ombre, avec sa canne

Cet exemple est particulièrement intéressant; car il présente un 4ème SPrép après les trois Circonstants en cascade:

"Delfosse a tellement peur que, sans réfléchir, il frappe de toutes ses forces, dans

l'ombre, avec sa canne, avec la canne à pomme d'or de son père qu'il a emportée ce

soir-là, comme cela lui arrive souvent..." (Georges Simenon, 1991, 17, 94). Or ce 4ème SPrép, qui est une reprise du circonstant qui précède, n'est pas comme les trois SPrép précédents un circonstant. Il n'apporte pas une autre caractérisation au contenu du SV, mais une information supplémentaire par rapport au reste de la phrase. Si cette phrase était intonée, le dernier SPrép serait précédé d'une intonation descendante de fin de phrase et recevrait, pour sa part, une intonation plus ou moins plate. Il ne s'agit d'une expansion du SV, mais d'une expansion du reste de la phrase. C'est une expansion à laquelle nous reconnaîtrons la fonction d'extraposition, c'est-à-dire d'expansion de P et de constituant immédiat de P endocentrique, et plus précisément d'extraposition postposée. C'est ce genre de constituant et non pas ceux que nous considérons comme des circonstants qu'il serait possible d'appeler des compléments de phrase, contrairement à ce que font les grammaires scolaires qui se veulent plutôt modernes et distinguent, à la suite de La nouvelle grammaire du français, des compléments de verbe et des compléments de phrase.

Cette dernière dit expressément: "Si certains groupes prépositionnels compléments circonstanciels sont des élargissements du groupe du verbe, d'autres sont des élargissements de la phrase entière. Soit la phrase:

Mes voisins sont partis à la campagne pour le week-end. Le groupe à la campagne est complément du groupe du verbe et le groupe pour le week end est complément de la phrase entière" (Dubois, Lagane, 1973, 153)

Et cette grammaire attribue à la phrase trois constituants immédiats, à savoir le "groupe du nom" Mes voisins, le "groupe du verbe" sont partis à la campagne, et le "groupe prépositionnel" pour le week-end, conformément à la structure suivante:

P

Groupe du nom Groupe du verbe Groupe prépositionnel

Verbe Groupe prépositionnel

Mes voisins sont partis à la campagne pour le week-end

Il serait plus juste de dire que le SPrép pour le week-end est un circonstant, et par conséquent un constituant immédiat de SV endocentrique, ce qui veut dire que la phrase n'aurait pas trois, mais deux constituants immédiats: le SN sujet Mes voisins et le SV endocentrique prédicat sont partis à la campagne, pour le week-end. Le noyau de ce SV est bien le SV sont partis à la campagne, qui, lui, est minimal et exocentrique. Il a cependant la particularité d'être formé du verbe monovalent partir, qui ne devrait par conséquent par être transitif. Mais ici, il est construit avec un complément de verbe à la campagne, qui n'est pas appelé par la valence du verbe. Et cette transitivation ajoute au sens du verbe partir, à savoir «quitter le lieu où l'on est, se mettre en route», le sens de l'archilexème dont le verbe partir a pris la construction, à savoir «aller à (un endroit)». Le SPrép est donc bien un complément de verbe, c'est-à-dire un constituant immédiat de SV exocentrique.

e. Deux sortes de SV minimal: Nous avons vu, plus haut, dans un exemple de Simenon, un SV comme:

il frappe de toutes ses forces qui avait, parmi ses constituants, un morphème personnel, en l'occurrence le prétendu pronom il. Un tel SV a deux particularités. D'abord, ce type de SV suffit pour former une phrase. Et d'autre part, il ne se combine jamais avec un syntagme sujet. Lorsqu'il se combine avec un SN, comme dans

Cet homme, il frappe de toutes ses forces ledit SN est une expansion de ce SV. Et comme ce SV pourrait fonctionner à lui tout seul comme une phrase, on doit dire d'abord que ce SV est en fait un P, et ensuite que le SN qui est son expansion est en fait une expansion de P, et remplit par conséquent la fonction syntaxique à laquelle nous donnons le nom d'extraposition. Quant au morphème personnel clitique il, on est obligé de considérer que c'est une expansion du verbe, puisque le verbe peut très bien apparaître sans ce morphème. On voit , dans ces conditions, qu'il y a deux sortes de SV: un SV qui est un constituant immédiat de P et remplit alors la fonction syntaxique dite de prédicat, et un SV qui est une phrase ou une proposition. Si l'on faisait la grammaire formelle qui correspondait à ces définitions, faudrait-il admettre deux axiomes (c'est-à-dire deux points de départ), à savoir P et SV? Dans la mesure où la structure syntaxique la plus neutre ou la plus grammaticale, c'est-à-dire la structure syntaxique qui a le moins besoin de la situation énonciative pour prendre sens est la phrase exocentrique à deux constituants immédiats, à savoir un sujet et un prédicat, il semble préférable de dire que le SV qui fonctionne comme

phrase est un SV qui est entré dans le paradigme de P, et représente par conséquent une sous-catégorisation de P, ce que nous notons dans l'arbre grâce à l'étiquette double P:SV, qui veut représenter explicitement le fait que ce SV est en fait une phrase. Dans notre exemple, il s'agit d'un SV endocentrique; car le SV minimal il frappe, qui contient le morphème personnel il, est l'objet de plusieurs expansions de suite.

2. Le lexème verbal et ses expansions: Il est certain qu'il ne faut surtout pas étiqueter par SV la construction qui, contenant le lexème verbal, se combine avec le ou les constituants qui remplissent la fonction de complément de verbe. Car cela reviendrait à dire que le SV est une construction endocentrique, alors que nous avons vu qu'il devait être une construction exocentrique. C'est exactement le même problème que pour le second constituant immédiat du SN. On pourrait donc l'appeler MV (membre verbal), GV (groupe verbal) ou V, ce dernière étiquette ayant l'avantage de montrer immédiatement que cette construction est endocentrique, puisque elle appartient à la même classe paradigmatique que l'un des constituants immédiats, à savoir le lexème verbal.

Le nombre de morphèmes qui se combinent directement avec le lexème verbal est

Pers1 Pers2 Pers3

#

Pers4

(Passif#)

(Composé#) Pers5 Pers6

Composé2# Composé#

Pronom#

Ø

(Passif#)

(Composé#)

Pronom#

Ø

V

(Futur)

(Impf)Subj

Passé #

Pa rticip e Infinitif

Impé ra tif

Personnes Voix Aspects Modes Temps Structure morphologique simplifiée du verbe français

différent suivant les langues. En français, on identifie 5 classes de morphèmes, que l'on peut, avec la tradition, appeler les Personnes, les Voix, les Aspects, les Modes et les Temps, ce que, dans notre livre sur Le Système verbal français (1996, 63), nous avons représenté par le tableau ci-dessus, où les accolades correspondent à un ou logique exclusif, les parenthèses à des catégories facultatives, et les deux couples de crochets droite à des combinaisons ligne à ligne. A cela, il faut ajouter tous les prétendus verbes que les grammaires scolaires appellent auxiliaires, et qui se construisent avec l'infinitif, comme

aller, avoir coutume de, commencer à, devoir, être en train de, faire, finir de, laisser,

pouvoir, etc. Ces prétendus verbes ont la particularité de ne pas avoir de valence et de ne pas modifier la valence du verbe à l'infinitif avec lequel ils se construisent. Ils ont aussi la particularité que le contenu du verbe à l'infinitif s'applique toujours au même individu qui est concerné par

l'auxiliaire. On ne peut dire que Je dois partir (c'est le prétendu sujet je de dois qui part). Tu dois partir (c'est le prétendu sujet tu de dois qui part). Il doit partir (c'est le prétendu sujet il de dois qui part), etc.

alors qu'à côté de Je veux partir. Tu veux partir. Il veut partir, etc. on peut parfaitement dire

Je veux que tu partes. Tu veux que je parte. Il veut que tu partes. etc. Tout cela se comprend fort bien, si on admet que le prétendu verbe auxiliaire et le verbe à l'infinitif ne forment qu'une locution verbale, dont le noyau est le lexème verbal mis à l'infinitif. L'auxiliaire n'est pas alors un verbe. Ce qui est un verbe dans ces constructions, c'est le lexème à l'infinitif, dont l'auxiliaire n'est qu'une expansion, ce qui est particulièrement clair dans

Tu vas partir qui est quasiment la façon parlée de dire

Tu partiras. Le morphème personnel, qui syntagmatiquement est lié à l'auxiliaire, est en fait le morphème personnel qui est concerné par la propriété sémantique de toute l'expression verbale. Et cette expression verbale ne peut qu'avoir la valence du lexème verbal à l'infinitif:

Tu vas (peux, dois, etc.) donner un cadeau à ta mère car le verbe donner est trivalent, alors que le verbe partir était monovalent. L'auxiliaire n'est donc pas un verbe; c'est simplement un morphème grammatical qui se combine avec verbe, comme les morphèmes grammaticaux d'accompli ou de futur peuvent se combiner avec un verbe.

Blinkenberg, Andreas, 1960, Le problème de la transitivité en français moderne, Essai syntacto-sémantique, Kobenhavn.

Serrus, Charles, 1941, La langue, le sens, la pensée, Paris, P.U.F., 173p.